Pour les membres du Kunaicho, la très orthodoxe Agence de la maison impériale, il y a de quoi s’arracher les cheveux. Comment faire vivre un symbole, incarnation de la nation, quand il lui est impossible de se montrer? Et que la tradition autant que la Constitution limitent au plus juste ses possibilités d’expression?
Le 22 octobre 2019, en la salle d’État Matsu-no-Ma, devant le Takamikura, ou trône impérial, et auprès de Masako, Naruhito proclame son intronisation. © The Asahi Shimbun
Et cependant, le 22 octobre 2019, la cérémonie du Sokuirei-Seidenno-Gi, au cours de laquelle le nouvel empereur se présente devant le trône du Chrysanthème et y proclame son installation, signait l’entrée glorieuse du Japon, de Naruhito et de son épouse Masako dans l’ère Reiwa, c’est-à-dire de la belle harmonie, devant 2.000 invités, dont 420 représentants de 190 pays, et des dizaines de millions de téléspectateurs.
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À ce rituel suprême en ont succédé d’autres, plus secrets, plus religieux, comme le Daijosai, sorte d’action de grâces, les 14 et 15 novembre, qui auraient dû être suivis de nombreux déplacements du couple souverain à travers le pays comme à l’étranger en 2020. Le 126e tenno (empereur) allait ainsi se porter à la rencontre de son peuple en ferment de l’unité nationale, soutien de tous et au service de chacun.
L'impératrice Masako lors de la cérémonie d'intronisation de son époux, l'empereur Naruhito. © The Asahi Shimbun
Lors de sa conférence de presse, en février 2020, Naruhito lance que "l’un des moments les plus mémorables de ces dix derniers mois était celui où je recevais les si chaleureuses félicitations de tant de gens". Chacun est alors persuadé que l’année 2020 sera celle où il affirmera son style et les ambitions de son règne. A fortiori lorsqu’il déclare avec simplicité vouloir explorer de nouvelles activités répondant aux changements de la société.
La pandémie a limité l'action de l'empereur Naruhito
La pandémie de coronavirus aura brisé net cet élan. Avec des déplacements limités aux allers et retours entre la résidence Akasaka et le palais impérial, Naruhito et Masako sont devenus invisibles. À tel point que le gouvernement et le Kunaicho doivent très vite chercher la parade. Donner une voix à l’empereur fantôme.
Le 10 avril, lorsque le couple souverain reçoit Shigeru Omi, président de l’Organisation japonaise de la santé et membre de la commission gouvernementale de lutte contre la pandémie, l’Agence de la maison impériale décide de mettre en ligne une partie des propos tenus par Naruhito. Fait sans précédent pour une réunion à huis clos. "J’espère sincèrement que la population s’unira davantage encore et joindra ses forces pour surmonter cette difficile situation", peut-on lire.
Le 10 avril 2020, le couple souverain reçoit le président de l’Organisation japonaise de la santé et, fait sans précédent, les propos tenus par Naruhito sont diffusés par l’Agence de la maison impériale. © The Asahi Shimbun
Un message qui est moins destiné au gouvernement qu’au grand public et à la nation. Point remarquable au milieu de ce début de règne empêché, l’impératrice est assise auprès de son époux, à la même table, souligne Takeshi Hara, professeur à l’Université ouverte du Japon. L’image de cette réunion du 10 avril "les présente comme complètement égaux, au lieu de montrer l’impératrice comme subordonnée à l’empereur".
En dépit de son effacement forcé, Naruhito parvient là à imprimer sa marque, à mettre en avant son combat pour la place de sa femme et celle de la femme au Japon. À tenir aussi la promesse qu’il avait faite à Masako de la protéger face aux rigueurs du Kunaicho.
Masako souriante lors des voeux de la nouvelle année de la famille impériale, le 2 janvier 2020. © Yichuan Cao/SPUS/ABACAPRESS.COM
Il est d’ailleurs à noter que, depuis l’avènement de son époux, le 1er mai 2019, la nouvelle impératrice ne semble plus souffrir de ces épisodes dépressifs qui l’éloignèrent longtemps de la vie officielle.
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Elle a reçu le président Trump en mai 2019, le président Macron le mois suivant, et a pris part à toutes les cérémonies d’accession au trône du Chrysanthème sans la moindre défaillance. "Elle a accompli de nombreux rites et engagements publics l’an dernier, et la confiance en elle que cela a généré lui donne la force de continuer", assure un membre du Kunaicho.
Le Trône de chrysanthème face à d'inévitables réformes structurelles
Pour autant, les timides avancées de l’Agence de la maison impériale ne suffisent pas à compenser l’absence d’événements permettant au couple souverain de remplir pleinement son rôle. L’institution impériale est condamnée à se réformer pour exister.
Prévues pour le 19 avril 2020, les cérémonies d’élévation du prince Akishino au rang de prince héritier, ou Rikkoshino-rei, auront lieu le 8 novembre, mais selon un format réduit, avec 50 invités au lieu de 350, et sans banquet, ainsi que l’a annoncé le nouveau Premier ministre Yoshihide Suga, le 8 octobre. "Après quoi, nous aimerions nous occuper de la question (des règles de succession au trône) à la lumière de la résolution (adoptée en 2017 par le Parlement)", a déclaré le secrétaire général du cabinet du Premier ministre, Katsunobu Kato.
Car c’est là l’autre menace d’effacement, structurelle cette fois, qui pèse sur la famille impériale. Ne peuvent succéder à Naruhito que son frère de 54 ans, son neveu de 14 ans, le prince Hisahito, et son oncle de 84 ans. La lignée des descendants de la déesse Amaterasu est au bord de l’extinction.
Le couple impérial avec leur fille unique, la princesse Aiko en août 2019. Il a longtemps reproché à Masako de ne pas avoir produit d'héritier mâle. © Jiji Press/POOL/ABACAPRESS.COM
À moins d’une réforme qui rende successibles les femmes ou les branches masculines de la famille impériale, écartées après 1945. Après des décennies de résistance, le gouvernement conservateur est prêt à l’admettre, acculé là aussi par le vide qu’occasionne la pandémie.
Le 25 août 2020, le ministre de la Défense, Taro Kono, parle d’une situation "extrêmement risquée" et demande que le débat soit ouvert dès que possible, même s’il affiche sa préférence pour le maintien d’une succession patrilinéaire, soit en permettant aux femmes de rester au sein de la famille après leur mariage et de donner naissance à des fils successibles au trône, soit en réintégrant dans la ligne de succession des branches masculines écartées après la guerre.
L'opinion favorable à l'idée d'une impératrice souveraine
L’opinion populaire est tout autre, à en croire un sondage réalisé en avril dernier pour Kyodo News, sur un échantillon représentatif de 3.000 personnes. À 85%, les Japonais accepteraient une impératrice comme chef d’État et à 79% un empereur né d’une princesse et d’un roturier. Seuls 18% comprendraient le rétablissement dans la ligne de succession des branches masculines écartées en 1945.
La question est maintenant de savoir si le Premier ministre Yoshihide Suga en tiendra compte ou non dans les débats. Il s’inscrit dans la continuité de Shinzo Abe et devra remettre son mandat en jeu d’ici septembre 2021. Peu populaire, volontiers cassant et opaque dans ses prises de décision, il a déjà marqué son autoritarisme en refusant –c’est là une première– d’entériner la nomination de six professeurs au conseil scientifique.
Leur crime? Être opposés à la révision de la Constitution afin de pouvoir reconstituer des forces armées offensives. La réforme des règles de succession au trône lui offre l’occasion de redorer son blason. Ou au contraire de confirmer un ultra-conservatisme qui mettrait en danger l’avenir de la dynastie impériale.
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