Une lumière dans la nuit du deuil. La seule. Sacrée. Elle vient toucher un peuple qui a commencé de se réunir là depuis des jours, vêtu de noir entièrement, jusqu’aux parapluies qui fleurissaient la veille au soir encore, sous l’averse brusque de la mousson.
Une lumière, la procession menant l’urne qui contient les restes du défunt roi Bhumibol, Rama IX, décédé un an et treize jours plus tôt. Tous les regards convergent vers le char de la grande victoire ou Phra Maha Pichai Rajarot, immense vaisseau de bois sculpté et recouvert de feuilles d’or, construit en 1795, lors du règne de Rama Ier.
Sous son pavillon qui culmine à près de douze mètres repose l’urne royale, gardée par les docteurs Pradit Panchavinnin et Prasit Watanapa, respectivement directeur de l’hôpital où s’est éteint le roi Bhumibol et doyen de la faculté de médecine.
222 hommes tirent le somptueux charroi escorté de 2.400 soldats de la division de la Garde en grand uniforme. Porteurs des ombrelles et insignes royaux, pages, tambours, dignitaires revêtent des tenues droit issues du XVIIIe siècle. Ils sont précédés par le petit char royal qu’occupe Somdet Phra Wannarat.
L'abbé de Wat Bowonniwet Vihara, où Bhumibol fut ordonné moine bouddhiste le 22 octobre 1956, psalmodie le phra abhidharma tout le temps de la procession. Ses lèvres remuent doucement, les mots tombent dans l’air moite, couverts par la musique de la Garde qui joue sur un rythme lent, hypnotique, à l’unisson de l’avancée du cortège. Qui mettra plus de deux heures à couvrir les 890 mètres séparant Sanam Chai Road du centre de la place Sanam Luang où a été dressé l’imposant crématorium royal.
Tout le peuple thaïlandais est venu rendre un dernier hommage à "son Roi"
Sur les bas-côtés, la foule est éclaboussée par l’or des chars, les couleurs chatoyantes des troupes d’escorte, des porteurs, des officiants. Des portraits de Bhumibol se tendent avec dévotion, des mains se joignent au-dessus du front, des larmes coulent, silencieuses, pleines d’une bouleversante dignité.
De tous âges, les Thaïlandais sont venus des 76 provinces, de Bangkok mais aussi de l’étranger pour dire une dernière fois leur amour à celui qu’ils appellent "mon roi". Comme cette femme qui habite Dallas depuis de nombreuses années, comme ce chauffeur de taxi, ce paysan de Mae Sot, cet écolier, ce vendeur de souvenirs…
Ils sont 250.000 à avoir pu accéder au plus près de la place Sanam Luang. 200.000 ont eu moins de chance. Tous ont marché des heures durant dans une cité dont le centre historique a été peu à peu interdit à la circulation. Impression fantomatique au coeur de cette ville monde toujours grouillante de vie.
Depuis des jours, la capitale de la Thaïlande –"le pays des hommes libres"– et le royaume ne vivent plus que dans l’obsession de communier avec un souverain qui est aussi, suivant l’influence hindouiste, la réincarnation de Narayana, un dieu qui descend sur le monde pour y répandre la paix et le bonheur avant de retourner au ciel, sa vie terrestre achevée.
C’est comme un mantra, lancinant, comme le sang qui bat les tempes. Le roi Bhumibol est partout, en portraits, en médaillons souvenirs, sur les panneaux publicitaires, dans les centres commerciaux, en pleine page des journaux, en livres et monuments commémoratifs fleuris à l’envi. Et sur les écrans de toutes les chaînes de télévision nationales. Impossible de détourner de lui ses pensées.
Le faste et l'intensité de la célébration montrent le caractère sacré du moment
Le dernier au revoir débute le mercredi 25 octobre par une cérémonie de célébration de ses mérites en la salle du Trône du palais Dusit Maha Prasat. Dans la cour intérieure, la Musique et un détachement de la division de la Garde sont assemblés pour rendre les honneurs aux membres de la famille royale.
La princesse Sirindhorn est là, bien sûr, avec les deux autres filles du défunt roi, Chulabhorn et Ubolratana. Sans oublier les princesses Bajrakitiyabha et Sirivannavari Nariratana, filles du roi Rama X, et la première épouse du roi, la princesse Soamsawali, nièce de la reine Sirikit.
La veuve de Bhumibol restera d’ailleurs la grande absente des cérémonies en raison de sa santé précaire. Voici le souverain qui arrive en uniforme immaculé, dans sa Delahaye beurre frais des années 1930. Accompagné du porteur du parasol blanc, insigne de son rang, il gravit les quelques marches le séparant de la salle du Trône.
À l’intérieur, dès qu’il paraît, chacun s’incline en gage de profond respect. Rama X s’avance vers l’autel votif et l’urne contenant les restes de son père, allume les cierges et s’agenouille sur des coussins tissés de fil d’or. Puis remet à chacun des bonzes présents un écran de prière. Bientôt, le premier d’entre les moines récite les textes d’hommage.
Le rituel bouddhiste se poursuit avec ses mystères, ses chants envoûtants, pour ne s’achever qu’à la nuit tombée. Désormais, l’urne du monarque défunt est prête à être transférée vers la place Sanam Luang où aura lieu la crémation. Dans quelques heures à peine.
Le cortège se met en marche avec la lenteur impressionnante qui est la marque de cette journée
La première procession quitte la salle du Trône à 7h45, le matin du 26 octobre. L’urne royale a été déposée sur le palanquin aux triples brancards, construit à la demande de Rama II pour la crémation de son père. Soixante hommes hissent le palanquin sur leurs épaules à la porte Dehva Bhirom où se forme la procession proprement dite, avec ses 965 hommes d’escorte.
Il est 9h25. Respirant la puissance et la paix, le cortège se met en marche avec la lenteur impressionnante qui est la marque de cette journée et révèle son caractère sacré. Le temps est aboli. N’est-il pas question ici d’éternité? Le roi Rama X, ses enfants et la princesse Sirindhorn, le Premier ministre Prayut suivent, recueillis, cette première procession.
À l’angle de Dai Wang et Sanam Chai Roads, le palanquin s’immobilise. L’urne est maintenant hissée sur le char de la grande victoire pour la deuxième procession, la plus impressionnante. Rama X et l’aînée de ses soeurs ont déposé en offrande des robes safran pour les moines.
Depuis le début le canon tonne, un coup par minute, tiré par une batterie du 1er régiment d’artillerie de la Garde. Les troupes d’escorte et l’attelage humain du char de la grande victoire, les porteurs des insignes royaux, les deux chevaux de tête même, se déplacent de manière imperceptible, chaque pas décomposé à l’extrême.
La foule agenouillée se prosterne devant l’apparition du petit char royal
Il est midi. Depuis déjà plus d’une heure, la psalmodie des moines va crescendo, entêtante comme un parfum. Agenouillée face au cortège en gloire, la foule se prosterne devant l’apparition du petit char royal où l’abbé de Wat Bowonniwet Vihara achève son récitatif sacré. Et bien davantage encore à la vue du char de la grande victoire.
Sous son busabok, ou pavillon, se tient l’urne richement adornée, contenant les restes du roi. Au moment où elle quitte le charroi historique pour la prolonge d’artillerie, symbole du rang de chef des armées qu’avait sa majesté Bhumibol Adulyadej, nul ne peut cacher son émotion. Pour tous ici, c’est le lien ultime qui se rompt avec leur roi, leur père.
Le dernier cortège a pénétré au coeur du vaste complexe du crématorium, édifié en moins d’un an pour cette seule célébration. Un véritable tour de force qui a mobilisé les meilleurs artisans de Thaïlande.
Le seul ensemble où va être incinérée la dépouille mortelle du roi-dieu culmine à plus 50 mètres de haut pour son busabok central. Il représente le mont Sumeru qui relie la terre au ciel et a été doté d’une multitude de sculptures symboliques allant du Garuda, mi-oiseau, mi-humain, aux animaux mythiques peuplant la forêt qui s’étend au pied du mont Sumeru.
Tout les grands du Gotha étaient présents, signe de l'importance qu'avait Bhumibol dans la famille des rois
Dans le pavillon allongé sur 155 mètres face au crématorium se tiennent tous les grands du royaume, les représentants de 42 nations, chefs d’État, Premiers ministres, gouverneurs généraux mais surtout rois, reines, princes et sultans du monde entier. Il est 17h, Rama X rejoint ses hôtes pour une nouvelle célébration des mérites de son père. Le rituel bouddhiste se déroule cette fois devant une assistance où l’on reconnaît la reine Sophie d’Espagne qui a déjeuné en tête à tête la veille avec la princesse Sirindhorn.
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