Ils sont des milliers et continuent d’affluer par le Boulevard Triomphal. Drapeaux des partis politiques en tête. Celui du président de la République, mais aussi ceux des présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat, de Jean-Pierre Bemba, du parti lumumbiste… L’esplanade du Palais du Peuple est bondée. Houle énorme. Kinshasa chavire et avec la capitale le pays tout entier qui regarde en direct à la télévision.
Les chants des militants se répondent aux accents syncopés des djembés. Au haut des marches menant au parlement, trois tribunes ont été installées. À gauche, députés et sénateurs, à droite les ministres du gouvernement congolais, au centre celle qui attend Félix Tshisekedi, son épouse et surtout leurs hôtes venus accomplir leur première visite officielle en République Démocratique du Congo, le roi Philippe et la reine Mathilde. Derrière leurs fauteuils encore vides, une banderole géante a été tendue qui proclame, "vive l’amitié des peuples belge et congolais". L’atmosphère est chargée d’électricité. Chaque groupe politique veut se faire voir et entendre des souverains. "C’est le plus grand événement de l’ère Tshsekedi, assure un de nos confrères de la télé nationale. Dans la tête de mes concitoyens, le roi qu’ils connaissent c’est Baudouin. La venue d’Albert II, en 2010, ne les a pas vraiment marqués. Il ne s’est pas risqué sur les sujets qui fâchent, alors qu’avec le roi Philippe, ils ont vraiment le sentiment d’une volonté de réconciliation."

Voilà justement les souverains belges. À leur descente de voiture, les exclamations fusent de la foule à en faire exploser les tympans. Un groupe de musique traditionnelle vient faire monter la température d’un cran supplémentaire, puis c’est le mot de bienvenue du président Tshisekedi. "Les regrets formulés par Votre Majesté à propos des abus de la colonisation, cette noble attitude a eu pour conséquence d’aller vers de nouveaux horizons. (…) Dieu bénisse l’amitié et le partenariat entre nos deux pays."
Un incroyable bain de foule, dans une ambiance volcanique
Le roi Philippe prend à son tour la parole pour un discours qui marquera son règne. "Bonjour à toutes et à tous ! Mbote !" À ce salut en lingala, la foule aussitôt hurle sa joie, en demande plus, tandis que le souverain poursuit. "Aujourd’hui nous sommes enfin là parmi vous, avec une joie immense. Ce qui prouve bien qu’il ne faut jamais désespérer. Nzambe alalaka te". À ces mots, le charivari reprend de plus belle. Avant de s’apaiser. "Aujourd’hui (Monsieur le Président) vous souhaitez écrire un nouveau chapitre dans nos relations et regarder vers l’avenir, encouragé par la formidable jeunesse du peuple congolais qui ne demande qu’à valoriser ses talents.
"Écrivons ce nouveau chapitre ensemble. Sans oublier le passé, mais en l’assumant pleinement, afin de transmettre à la nouvelle génération une mémoire réfléchie et pacifiée de notre histoire commune. Bien que de nombreux Belges se soient investis sincèrement, aimant profondément le Congo et ses habitants, le régime colonial comme tel était fondé sur l’exploitation et la domination. Ce régime était celui d’une relation inégale, en soi injustifiable, marqué par le paternalisme, les discriminations et le racisme. Il a donné lieu à des exactions et des humiliations. À l’occasion de mon premier voyage au Congo, ici-même, face au peuple congolais et à ceux qui aujourd’hui encore en souffrent, je désire réaffirmer mes plus profonds regrets pour ces blessures du passé. (…)"
Et de faire ensuite allusion aux récents incidents avec le Rwanda, à l’Est du pays. "Vous pouvez compter sur le soutien de la Belgique (…). Déjà en 1970, le roi Baudouin notait que 'le Congo au cœur de l’Afrique, la Belgique au cœur de l’Europe, ne peuvent plus formuler leurs problèmes en termes exclusivement nationaux'. L’avenir des générations futures, en Europe et en Afrique, dépend en grande partie de notre capacité à coopérer en ce sens".

Le roi quitte la tribune sous les applaudissements. Lorsque le couple souverain et le couple présidentiel saluent les Kinois assemblés, les acclamations se mêlent de nouveaux chants. Alors, Philippe et Mathilde de Belgique descendent jusqu’aux barrières de sécurité et se livrent à un incroyable bain de foule, dans une ambiance volcanique, parmi les bras tendus vers eux comme pour les inviter à venir toujours plus près, à communier plus intensément.

Cette "folie Kinshasa" rappelle celle qu’ils ont connue la veille, dès leur arrivée sur le sol congolais. Il est 15h20, le 7 juin, lorsqu’ils descendent de l’avion, accueillis par Félix Tshisekedi et son épouse. Tapis rouge et détachement de la garde présidentielle. Danseurs batékés et pavillon d’honneur. Mais c’est sitôt franchi l’accès V.I.P. de l’aéroport Ndjili que tout commence vraiment. Sur les vingt kilomètres menant au centre de Kinshasa, sans doute plus d’un million de personnes sont massées et crient, chantent, agitent les mains, envoient des baisers. Les Kinois sont sur les toits des maisons, des bus, debout sur les barrières centrales de la route, au beau milieu de la chaussée malgré les rappels à l’ordre de l’armée et de la police. Une nuée de mobylettes, de motos suit le cortège officiel, se livrant à d’insensés gymkhanas. Ahurissant !
Une première journée symbolique
La visite proprement dite commence le lendemain matin avec un moment d’intense émotion au mémorial des anciens combattants. Le ministre de la Défense congolais évoque "un lieu hautement symbolique qui nous renvoie plus de cent ans en arrière dans notre histoire commune, en 1908, avec la création du Congo belge, une alliance qui n’est pas seulement sémantique". Le ministre rappelle les victoires remportées ensemble qui annihilèrent, en 1916, toute velléité d’invasion du Kivu et aboutirent à "sauvegarde de l’intérêt de nos deux nations face à un ennemi commun, l’Allemagne".
Au nom du roi, le lieutenant-colonel Bart De Cuyper lit maintenant le texte de citation du caporal Albert Kunyuku, cent ans, ancien soldat de la Force Publique, l’armée du Congo belge, et l’un des derniers vétérans congolais de la deuxième guerre mondiale. L’attaché militaire parle de la souffrance, "des aléas, de la ségrégation qui ont marqué ces hommes. La Force Publique a défait les Italiens en Abyssinie mais n’oublions pas les porteurs dont beaucoup sont morts d’épuisement". Le caporal Kunyuku a pris part à l’offensive de 1944, en Birmanie et l’hommage qui lui est rendu l’est aussi à tous ses frères d’armes disparus. Philippe de Belgique s’avance pour lui remettre en personne la cravate de commandeur dans l’ordre de la couronne. Le vieillard a revêtu son ancien uniforme. Les deux hommes se serrent longuement la main. Nul ne saurait dire lequel est le plus ému. Les mots qu’ils échangent alors, loin de tout protocole, resteront leur secret.

L’étape suivante est tout aussi symbolique. Elle se déroule au musée national avec l’installation d’un important masque kakuungu, de l’ethnie suku, provenant de la province du Kwango. Pour le directeur du musée, le professeur Henry Bundjoko, "cet objet est l’avant-garde de ceux qui sont appelés à revenir dans leur pays natal. Selon l’estimation belge, le...
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