À l’angle des rues Gaillon et Saint-Augustin, un mascaron de bois sombre annonce fièrement les couleurs, subtil rappel des boiseries de la devanture. Inutile cependant d’essayer de distinguer les abords du restaurant le premier mercredi de novembre, quand les camionnettes de télévision et les escadrons de photographes en font le siège pour guetter fébrilement l’arrivée du futur prix Goncourt, pendant que les dix membres de l’académie, après avoir enchaîné les tours de scrutin dans le confort ouaté du salon qui porte leur nom, mandatent leur secrétaire pour une annonce solennelle en haut d’un escalier noir de monde.

Rien de tout cela en 2020, qui marquait pourtant le 140e anniversaire de l’institution devenue en un siècle la table officielle de la littérature française. Hervé Le Tellier n’a pas pu y fêter le couronnement de son Anomalie — un titre prémonitoire ? — , qui, à défaut de faire s’entrechoquer les coupes de champagne le jour J a rapidement affolé les compteurs des chiffres de vente jusqu’à atteindre le million d’exemplaires.
"Drouant appartient au patrimoine gastronomique mais aussi culturel de Paris"
Pour son plus grand bonheur, le vainqueur de cette année a donc fait son retour chez Drouant, tout comme les jurés avaient repris au printemps leurs déjeuners du mardi aux discussions parfois plusépicées que la cuisine traditionnelle qui a fait la renommée du lieu. L’ancien "bar-tabac" acquis par Charles Drouant en 1880 dans le quartier de l’Opéra a retrouvé depuis deux ans, sous la houlette du décorateur Fabrizio Casiraghi, le lustre chic et confortable qui le place parmi les tables historiques de la capitale, et notamment le décor imaginé par Jacques Ruhlmann dans les années 1930.

"Drouant appartient au patrimoine gastronomique mais aussi culturel de Paris, explique Laurent Gardinier, l’aîné du trio des frères propriétaires. Nous y avions nous-mêmes des souvenirs de déjeuners chaleureux, aussi bien en famille qu’avec des amis." Et Thierry de poursuivre : "Redonner son cachet à son décor originel l’inscrit dans le temps long. Nous avons travaillé sur les dessins originaux avec des maisons historiques comme Frey ou Bernardaud, et nous n’avons pas touché au salon Goncourt, conformément au vœu des académiciens : nous leur avons juste offert de nouvelles chaises... plus confortables !"
Au rez-de-chaussée, la mosaïque de travertin et les boiseries de noyer carrées relevées par le jaune safran des fauteuils ont remplacé la moquette et les banquettes de cuir. Une salle à la fois épurée etréveillée par des lignes géométriques mais douces, qui met en valeur la fameuse cage d’escalier couronnée par un monumental lustre en cristal. Un second souffle, donc, pour cette table historique qui s’inscrit dans la logique du groupe hôtelier construit par les frères Gardinier, déjà propriétaires des Crayères, le restaurant deux étoiles de Reims, et de Taillevent à Paris.

Troisième génération d’une entreprise familiale qui a connu le succès avec les engrais organiques dans l’entre-deux-guerres, les frères Gardinier — dont le troisième, Stéphane, exploite une orangeraie en Floride — tiennent à conserver l’esprit originel de chacun de leurs établissements.
"Nous fonctionnons à l’affect même si les considérations économiques sont bien évidemment toujours présentes, confirme Laurent, qui dévore chaque année avec gourmandise le prix Goncourt, mais garde une tendresse particulière pour Jean Rouaud, prix 1990 pour Les Champs d’honneur. C’est la même dynamique qui nous permet de travailler en famille, cette "Affectio societatis" qui s’est toujours traduite par une entente naturelle entre nous."
Un endroit idéal pour déguster la Madeleine de Proust
Une solidité particulièrement utile en période de crise comme celle que vient de traverser le monde de la restauration. Cette charpente rassurante assortie d’un goût pour la nouveauté et l’air du temps se traduit aussi dans l’assiette. Depuis le printemps, le jeune chef Thibault Nizard, passé par les cuisines de Guy Savoy et Gérald Passédat, a pris la relève d’Émile Cotte.
Aux côtés des plats signatures de la maison, tels l’aérien vol-au-vent façon Frères Goncourt ou la tarte fine Romain Gary et son caviar goûteux, on déguste volontiers les petits farcis aux saveurs plus méditerranéennes ou encore les huîtres Prat-Ar-Coum. Elles arrivent directement de Carantec où la maison Madec, qui fournissait déjà le bar-tabac des débuts quand celui-ci a décidé de devenir l’un des premiers écaillers de la capitale, les élève avec passion de père en fils depuis le XIXe siècle.
 Julie Limont (2)bgJrB83EXW.jpg)
Et pour les plus gourmands, la volumineuse Madeleine de Proust servie avec son coulis de chocolat chaud a de quoi réveiller bien des souvenirs d’enfance. Une manière plutôt épicurienne de célébrer l’auteur de La Recherche, dont le manuscrit original numéroté 8/128 du célèbre À l’ombre des jeunes filles en fleurs est encadré à l’étage...
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