La saga Cartier racontée par Francesca Cartier Brickell

Arrière-petite-fille de Jacques, l’un des trois légendaires frères Cartier qui ont donné tout son essor au joaillier qui portait leur nom, cette ancienne diplômée d’Oxford s’est plongée dans des archives inédites et a recueilli des témoignages dans le monde entier pour publier une somme magistrale et passionnante sur l’un des bijoutiers préférés des familles royales.

Par Pauline Sommelet - 03 novembre 2022, 06h53

 Francesca Cartier Brickell, autrice du livre "Les Cartier".
Francesca Cartier Brickell, autrice du livre "Les Cartier". © Caroline Mardon 2022

Londres, 1934. Le prince George, 4e fils du roi George V et de la reine Mary, franchit la porte du 175 New Bond Street où s’est établie, depuis 1909, la boutique anglaise de la maison Cartier. Pour demander en mariage la princesse Marina de Grèce, il a jeté son dévolu sur un saphir du Cachemire de plus de 10 carats, de taille émeraude, monté sur platine entre deux diamants baguette. "Le prince George a fait preuve du goût le plus moderne dans le choix de la bague et de la monture, confie Jacques Cartier, le directeur du siège londonien, aux journalistes. Son choix fera sans aucun doute du saphir la pierre la plus populaire pour les bagues de fiançailles cette année." 

C’est dans la boutique de Bond Street que Jacques accueillit le duc d’Édimbourg pour une visite détaillée des ateliers.
C’est dans la boutique de Bond Street que Jacques accueillit le duc d’Édimbourg pour une visite détaillée des ateliers. © Caroline Mardon 2022

Considérée comme l’une des femmes les plus élégantes de son temps, la princesse Marina offre alors au joaillier français une "publicité" comparable à celle assurée par Kate Middleton, près de quatre-vingts ans plus tard, lorsqu’elle épouse le prince William parée du fameux diadème Halo, commandé par le roi George VI en 1936 pour sa femme, la reine reine Elizabeth. Concrétisés dès 1904 par un brevet de fournisseur officiel, les liens étroits tissés entre Cartier et la famille royale britannique ne se sont jamais démentis au fil du XXe siècle. 

Cette relation privilégiée s’ajoute à celles nouées avec bien d’autres familles royales européennes – de la princesse Marie Bonaparte à la cour du Portugal en passant par la famille royale belge, sans oublier les Romanov ou les maharadjahs indiens. Pourtant, rien ne prédestinait le jeune Louis-François Cartier, fils d’un tourneur en métaux et d’une lavandière, entré comme apprenti en 1830, chez un orfèvre des Halles, à fonder une dynastie qu’Édouard VII lui-même qualifierait de "joaillier des rois et roi des joailliers".

Une histoire de famille hors norme

C’est cette histoire familiale hors norme que Francesca Cartier Brickell a voulu raconter au terme de dix ans d’enquête qui l’ont menée d’une vieille malle pleine de journaux intimes et de photos, découverte par hasard chez son grand-père, jusqu’aux palais des maharadjahs indiens et aux mines de saphirs du Sri Lanka. "C’est en allant chez mon grand-père dans sa maison de Provence que je suis tombée, presque littéralement, sur des cartons entiers d’archives, raconte la jeune femme. Jusqu’alors, je ne connaissais de l’histoire de mes ancêtres que les photos en noir et blanc qui décoraient les murs de la demeure familiale. Encouragée par mon mari, qui n’avait plus aucun grand-parent vivant, j’ai commencé à interviewer mon grand-père." 

Alfred Cartier et ses fils, Louis, Pierre et Jacques, dont chacun dirigea une branche de la maison à Paris, New York et Londres.
Alfred Cartier et ses fils, Louis, Pierre et Jacques, dont chacun dirigea une branche de la maison à Paris, New York et Londres. © Cartier

Jean-Jacques Cartier, arrière-petit-fils du fondateur, a été pendant plusieurs décennies le dirigeant de la branche londonienne de la maison avant qu’elle ne passe sous le pavillon du groupe Richemont, en 1974. Il y avait succédé à son père Jacques, dernier fils d’Alfred Cartier après Louis et Pierre. À eux trois, les frères Cartier ont régné sur les trois principales filiales de la maison de joaillerie – Paris, New York et Londres – et largement contribué à son rayonnement international. 

"Leur force était d’être trois, souligne leur descendante, et à ce titre de pouvoir se partager les tâches... et le monde ! Ils avaient chacun des atouts différents : Louis, le créatif visionnaire, au tempérament irascible mais génial, Pierre, homme d’affaires et de réseaux, et enfin Jacques, qui aurait voulu être prêtre mais que ses frères rappellent à son devoir familial, et qui associe un goût pour le dessin à un tempérament d’explorateur. Dans le sillage du Durbar de Dehli en 1911, l’avènement des souverains britanniques en Inde, il se lance dans une tournée qui le conduit de Calcutta à Patiala ou Indore. Il rapporte aussi dans ses bagages des gemmes et des photos de voyage, inépuisables sources d’inspiration de futurs bijoux. Il en revient aussi avec de prestigieuses commandes, comme celle du Gaekwad de Baroda qui lui confie les joyaux de sa couronne pour les faire remonter."

Bianca Brandolini d’Adda, lors de la présentation, à Madrid, de la collection de haute joaillerie 2022.
A LIRE AUSSILa collection Haute Joaillerie Cartier au palais de Liria à Madrid

Avant eux, leurs père et grand-père, Alfred et Louis-François, ont assuré des fondations solides à l’entreprise familiale. Dès 1859, l’impératrice Eugénie pousse la porte du boulevard des Italiens pour y choisir un service à thé en argent. L’année suivante, le prince Saltykov, premier d’une longue série de prestigieux clients russes, achète un bracelet d’émeraude monté sur or émaillé noir. En dépit des soubresauts de la vie politique, et surtout de la guerre de 1870 durant laquelle Paris est assiégé, Cartier développe sa clientèle internationale. 

Ayant fait lui-même un mariage fort à propos avec la fille d’un riche marchand de métaux, Alfred a développé un sens aigu de l’alliance matrimoniale : son fils aîné, Louis, épouse en 1898 Andrée-Caroline Worth, l’héritière de la maison de couture du même nom dont le prestige rejaillit aussitôt sur le bijoutier encore méconnu. L’année suivante, la boutique emménage au 13, rue de la Paix. Si le jeune homme n’est pas heureux en ménage, son esprit créatif et curieux fait merveille au travail : c’est à lui que l’on doit l’introduction durable du platine qui rend les montures joaillières aériennes et légères, à l’image de celle du collier résille de la reine Alexandra ou encore du collier de perles de la grande-duchesse Vladimir de Russie.

Le "style Cartier" 

Grand ami de l’aviateur brésilien Santos-Dumont, Louis se sert aussi de cette personnalité charismatique pour populariser l’usage de la montre-bracelet avec la célèbre "Santos". Quelques années plus tard, le modèle "Tank ", inspiré par les chenilles latérales des blindés de la Première Guerre mondiale, sort des ateliers en 1916 pour connaître un succès qui ne se démentira pas, de Boni de Castellane à Jackie Kennedy jusqu’à... Emmanuel Macron. "Ne jamais copier, toujours créer, était sa devise", souligne Francesca Cartier Brickell en évoquant la personnalité de celui qu’elle surnomme le "Steve Jobs" de la famille. 

"D’autres dessinateurs de la maison, notamment Charles Jacqueau, repéré par Louis grâce au balcon que celui-ci avait dessiné pour un immeuble du boulevard Raspail, ont joué un rôle crucial ; c’est en fréquentant assidûment les Ballets russes avec Jacqueau que Louis mettra au point le style indien, association de pierres précieuses de couleurs que l’on baptisera ensuite "tutti frutti". Bien des années plus tard, le propre grand-père de Francesca, Jean-Jacques Cartier, fera recommencer encore et encore ses dessins à un jeune artisan, lui opposant toujours la même phrase : "C’est bien, mais ce n’est pas le style Cartier."

Les montres Cartier, avec tout à droite, le modèle "tank".
Les montres Cartier, avec tout à droite, le modèle "Tank". © Francesca Cartier Brickell

Cette élégance caractéristique, qui faisait dire au duc de Windsor que les Noëls de son enfance à Sandringham étaient comme "des contes de Dickens qui se déroulaient dans un décor Cartier", s’incarne aussi dans de délicats objets comme les célèbres pendules mystérieuses ou des étuis à cigarettes aux inspirations orientales ou asiatiques. 

Une histoire intime, tantôt flamboyante tantôt douloureuse

Depuis Paris, Londres et New York, Cartier a conquis le monde entier. "L’Amérique était le terrain de jeux de Pierre, le deuxième frère. Par son mariage – toujours le sens des alliances matrimoniales – avec...

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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