Les derniers secrets de la Cité Interdite

Au travers d’un somptueux livre* nourri d’archives rares, les éditions Assouline retracent six siècles d’histoire de la Cité interdite. Prix Pulitzer et fin connaisseur de la Chine, le journaliste et écrivain Ian Johnson, qui en signe le texte, montre comment ce complexe à nul autre pareil reste aujourd’hui encore le cœur battant de l’empire du Milieu. Entretien. 

Par Sylvie Dauvillier - 22 février 2021, 15h31

 Composée de quelque 900 bâtiments, la Cité interdite s’étend sur 72 hectares au centre de Pékin.
Composée de quelque 900 bâtiments, la Cité interdite s’étend sur 72 hectares au centre de Pékin. © Getty Images

Quand avez-vous découvert la Cité interdite ?

Ian Johnson : Je l’ai visitée pour la première fois en 1984, soit huit ans seulement après la fin de la révolution culturelle et je dois avouer que j’ai d’abord été un peu déçu. Comme des fonctionnaires et des militaires l’occupaient encore à l’époque, seule une partie de ce complexe, composé de 900 bâtiments sur 72 hectares, était ouverte au public et il était difficile d’en éprouver l’immensité. En outre, son état délabré ternissait sa splendeur et ses couleurs. Construite en bois comme souvent en Chine, la Cité interdite nécessite de constantes rénovations. Aujourd’hui, après les restaurations successives menées au cours des dix dernières années, ce palais hors norme a renoué avec sa structure originale.

Qui était Yongle, troisième empereur de la dynastie Ming, à l’origine de sa construction ?

Yongle – "Joie éternelle" en chinois – s’était emparé du trône par un coup de force, en 1403. Monarque ambitieux, il entreprit de transférer la capitale de l’empire de Nankin, le cœur économique de la Chine, dans le sud fertile, à Pékin, plus au nord. Il s’agissait pour lui de mieux contrôler militairement ses ennemis mongols dont il se protégea en édifiant la Grande Muraille. Ces derniers avaient eux-mêmes installé une de leurs capitales à Pékin, avant d’en être chassés par les Ming. Dans ses jeunes années, Yongle avait vécu dans "Le grand intérieur" qu’ils y avaient édifié. Il rêvait d’en bâtir sa propre version, mais à une échelle jusque-là inédite. Reflet de la puissance de l’empire, ce palais sans équivalent constituait à la fois un moyen d’asseoir symboliquement son pouvoir d’usurpateur et d’impressionner les visiteurs étrangers. Et si la Chine traversait une période de grande prospérité et d’expansion, les fortunes investies dans ce projet ont bien failli la ruiner.

Comment s’est déroulé ce chantier titanesque ?

La construction de la Cité interdite a duré près de quatorze ans : des travaux somme toute assez rapides au regard de ses dimensions. Elle a mobilisé près d’un million d’ouvriers, des travailleurs forcés pour la plupart, et 100 000 artisans. Des arbres rares ont été acheminés de tout l’empire, notamment de la province méridionale du Yunnan, par des rivières et des canaux jusqu’à Pékin. Quelque cent millions de tuiles ont été fabriquées à partir d’argile dans les provinces du Hebei et du Jiangsu pour les toits et les sols, et quatre-vingts millions de briques ont été cuites dans les faubourgs de Pékin pour éviter d’enfumer la ville. Il s’est agi d’un chantier pharaonique digne de l’Égypte ancienne. La dalle centrale de l’escalier du pavillon de l’Harmonie préservée, réservé au palanquin impérial, a ainsi été taillée dans un seul bloc de marbre et pour son transport, en plein hiver, des puits ont été creusés tous les 400 mètres afin que l’eau déversée sur son parcours gèle et permette à la pierre de glisser.

Détail des riches ornementations qui habillent les intérieurs impériaux. © Getty Images
Détail des riches ornementations qui habillent les intérieurs impériaux. © Getty Images

Quelles sont les règles architecturales qui ont prévalu ?

Déployée autour de cours, l’architecture répond aux règles du feng shui de la cosmologie chinoise. L’énergie cosmique du vent et de l’eau – un flux artificiel brillamment conçu – traverse tel un axe du nord au sud les principales structures en passant par la salle du Trône. En réalité, Zijin Cheng signifie Cité pourpre interdite, couleur associée à l’étoile polaire, qui paraît ne jamais bouger dans la constellation céleste : une métaphore de l’empereur. Chaque détail a ici un sens symbolique. Si le 10 est le chiffre chinois de la perfection et du Ciel, le 9, le plus haut des mortels, est réservé à l’empereur et constitue le chiffre-clef de la Cité. Elle comptait à l’origine 9 999 pièces et neuf animaux mythologiques en gardent les toits des bâtiments. Autre chiffre important, le 5 représente les cinq directions chinoises : Nord, Sud, Est, Ouest et Centre.

LIRE AUSSI >> Tseu-hi, la dernière impératrice de Chine

À quoi ressemblait la vie dans la Cité interdite sous les dynasties Ming et Qing ?

Elle était peut-être moins luxueuse que ce que l’on peut imaginer. Des dizaines de milliers de personnes cohabitaient entre ses murs : princes, concubines, courtisans, eunuques, fonctionnaires impériaux et militaires, serviteurs et cuisiniers, astronomes jésuites ou encore prêtres taoïstes. Alors que l’on y prenait les grandes décisions politiques et économiques qui concernaient l’empire, des intrigues bien sûr s’y tramaient. Chargés de l’éducation des princes, les eunuques, dont le nombre et l’influence n’ont cessé d’augmenter, suscitaient la jalousie des ministres. Au centre de la cour extérieure, les trois grands pavillons – de l’Harmonie suprême avec la salle du Trône, de l’Harmonie parfaite et de l’Harmonie préservée – accueillaient les cérémonies.

Certaines femmes y ont aussi exercé le pouvoir comme l’impératrice douairière Cixi…

C’est certainement l’impératrice la plus remarquable de l’histoire de Chine. Née en 1835, cette ancienne concubine avait donné un héritier à l’empereur. À la mort de celui-ci en 1861, son fils était âgé de 5 ans et Cixi prit le pouvoir en tant que régente. Longtemps considérée comme une despote qui a précipité la chute de la dynastie Qing en 1911, trois ans après sa mort, elle est aujourd’hui partiellement réhabilitée pour avoir su maintenir l’unité de l’empire face aux pressions des puissances occidentales. Malgré des erreurs, cette conservatrice d’abord réticente aux réformes a accompagné des changements majeurs dans le pays en initiant l’industrialisation et en développant l’éducation. Et il me semble qu’on lui a d’autant plus reproché sa cruauté qu’elle était une femme.

L'impératrice douairière Cixi. © Getty Images
L'impératrice douairière Cixi. © Getty Images

Le dernier empereur Puyi n’a-t-il pas aussi contribué au mythe de la Cité interdite ?

Absolument. Au-delà du best-seller de Reginald F. Johnston, Au cœur de la Cité interdite : mémoires inédits et du film très romancé au glamour exotique de Bernardo Bertolucci, Puyi, qui a lui-même publié son autobiographie, a ému le monde en restant vivre dans la Cité interdite après la révolution et en tentant de donner malgré tout un sens à son existence. À sa manière, il a aussi empêché qu’on la détruise dans un pays où tant d’édifices ont été rasés au siècle dernier. Car même si la Cité interdite a été dépouillée de nombre d’objets de la collection impériale et que sa structure en bois a été plusieurs fois reconstruite, elle reste largement dans son état originel aujourd’hui.

Comment les communistes ont-ils composé avec ce symbole impérial ?

Ils ont réagi de manière ambivalente. En accédant au pouvoir, Mao avait songé à s’y installer avant d’y renoncer par crainte que le symbole ne soit mal perçu. La République populaire de Chine lui a finalement préféré les jardins impériaux du parc Zhongnanhai qui la jouxtent à l’Ouest pour abriter le siège du gouvernement, l’équivalent de la Maison Blanche. La Cité interdite a fermé ses portes en 1966, jusqu’à la visite du président Nixon en 1971. Aujourd’hui, Xi Jinping s’en sert comme une vitrine du patrimoine culturel : c’est une pièce maîtresse de son rêve du "rajeunissement de la nation chinoise".

Le portrait de Mao orne depuis bientôt 70 ans l'entrée de la Cité interdite. © Getty Images
Le portrait de Mao orne depuis bientôt 70 ans l'entrée de la Cité interdite. © Getty Images

Que représente la Cité interdite dans la Chine d’aujourd’hui ?

Centre de la vie de Pékin, c’est un maillon essentiel de la politique de renaissance culturelle de la Chine que Xi Jinping entend promouvoir. Espace ouvert aux allures de parc où il est agréable de déambuler, la Cité interdite s’impose comme un symbole fort et le cœur battant d’une superpuissance qui s’emploie désormais à rattacher son avenir à son passé.

* Forbidden City − The Palace at the heart of Chinese culture, Ultimate Collection, texte en...

Connectez-vous pour lire la suite

Profitez gratuitement d'un nombre limité d'articles premium et d'une sélection de newsletters

Continuer

Ou débloquez l'intégralité des contenus Point de Vue

Pourquoi cet article est-il réservé aux abonnés ?

Adélaïde de Clermont-Tonnerre

Un journalisme d’excellence, des contenus exclusifs, telle est la mission de Point de Vue. Chaque article que nous produisons est le fruit d’un travail méticuleux, d’une passion pour l’investigation et d’une volonté de vous apporter des perspectives uniques sur le monde et ses personnalités influentes. Source d’inspiration, notre magazine vous permet de rêver, de vous évader, de vous cultiver grâce à une équipe d’experts et de passionnés, soucieux de porter haut les couleurs de ce magazine qui a fêté ses 80 ans. Votre abonnement, votre confiance, nous permet de continuer cette quête d’excellence, d’envoyer nos journalistes sur le terrain, à la recherche des reportages et des exclusivités qui font la différence tout en garantissant l’indépendance et la qualité de nos écrits. En choisissant de nous rejoindre, vous entrez dans le cercle des amis de Point de Vue et nous vous en remercions. Plus que jamais nous avons à cœur de vous informer avec élégance et rigueur.

Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

Monuments historiques Musées

Dans la même catégorie

Abonnez-vous pour recevoir le magazine chez vous et un accès illimité aux contenus numériques

  • Le magazine papier livré chez vous
  • Un accès illimité à l’intégralité des contenus numériques
  • Des contenus exclusifs
Voir les offres d’abonnement