Depuis quand pratiquez-vous le craquage de codes ?
J’ai commencé à m’intéresser au chiffrement il y a une dizaine d’années. Depuis, je me suis lancé dans une thèse de doctorat sur la façon de décrypter les codes historiques et j’ai consacré une vingtaine de publications aux codes papaux entre le XVIe et le XVIIIe siècle, à ceux des Première et Seconde Guerres mondiales ou à la correspondance chiffrée du Biafra avec ses représentants en Europe. Mais rien d’aussi spectaculaire que Marie Stuart !

Comment a démarré ce projet ?
Je fais partie d’une équipe académique, DECRYPT, un groupe d’universités en Europe rassemblant des experts dans plusieurs domaines : informaticiens, linguistes, historiens... Il y a un an, à la recherche de nouveaux cryptogrammes, mes deux collègues et moi sommes tombés sur une collection en ligne de la Bibliothèque nationale de France censée concerner l’Italie de la première moitié du XVIe siècle. Ignorant l’importance de cette suite de signes graphiques sans aucune indication de date, destinataire ou signature, nous nous sommes lancés dans ce travail pour le seul défi intellectuel.
Comment avez-vous compris que ces documents avaient été mal catalogués ?
Nous avons tenté de déchiffrer ce matériel comme un texte italien, en vain, idem en latin et en espagnol. Nous avons alors essayé avec les paramètres de langue française et le logiciel a permis de lire des fragments correspondant à 20 ou 30 % du texte. Nous avons ensuite constaté des formes féminines, puis déchiffré les mots "ma liberté" et "mon fils". Nous étions donc confrontés à une femme, écrivant en français, prisonnière et mère. L’idée de Marie Stuart nous a alors effleurés, mais elle était si invraisemblable... Puis nous avons rencontré le nom, connu de tous les passionnés de chiffrement, de Francis Walsingham. Maître-espion d’Élisabeth Ire d’Angleterre, il a établi l’un des premiers services de renseignement du monde occidental. Sa mention a balayé tous nos doutes, mais demeurait une question importante.

Laquelle ?
Ces lettres étaient-elles déjà connues des historiens ? Nos investigations ont révélé que sept d’entre elles étaient recensées dans les archives britanniques, ce qui s’explique : au second semestre de 1583, Francis Walsingham a recruté un secrétaire de Michel de Castelnau Mauvissière, ambassadeur de France en Angleterre, auquel sont adressées 53 de ces 57 missives écrites entre 1578 et 1584. Cet espion donnant copie à Walsingham de tout le courrier reçu par Castelnau, les lettres chiffrées à partir de la mi-1583 sont connues. Les 50 lettres antérieures, en revanche, sont absolument inédites.
Quelles ont été les étapes de votre travail ?
La première, et la plus longue, a consisté à transcrire les 150.000 symboles dans un format lisible par l’ordinateur. Ensuite, il a fallu constituer un alphabet d’homophones : associer à chaque lettre les symboles la représentant. Identifier la signification des 191 signes a pris aussi beaucoup de temps.
Concrètement, comment procédez-vous ?
Nous attribuons des symboles aux lettres de l’alphabet, avec une clé aléatoire à laquelle nous apportons ensuite une légère modification. Si celle-ci donne un meilleur résultat, nous la gardons. Nous procédons ainsi de façon itérative jusqu’à obtenir un bon début de chiffrement. Cette phase, purement algorithmique, permet d’isoler des mots français parmi des fragments dénués de sens. Cela revient à résoudre une gigantesque grille de mots croisés : parfois on suit une bonne piste, parfois une mauvaise.

Quelle est l’étape suivante ?
L’interprétation. Certains signes ne sont compréhensibles qu’à travers le contexte historique. Par exemple, "K" signifie "beau-frère". Marie Stuart évoque son arrivée prochaine. Mais de qui s’agit-il ? Elle a été mariée au défunt roi de France François II, qui avait trois frères. L’un d’eux, Charles IX, est mort en 1574. Henri III, lui, n’a aucune raison de venir en Angleterre. Reste le duc d’Anjou, qui est au cœur de négociations matrimoniales avec Élisabeth Ire.
Quelle est la situation de Marie Stuart entre 1578 et 1584 ?
À cause de mauvais mariages et de graves erreurs politiques, elle a été contrainte d’abdiquer le trône d’Écosse en 1567 et emprisonnée. Évadée en 1568, elle a cherché de l’aide en Angleterre auprès de sa cousine, Élisabeth Ire. Mais le conseil privé de celle-ci la considère comme une menace, car elle est catholique et figure juste après la reine sur la liste de succession au trône. On la retient donc captive dans des prisons dorées. À l’époque des lettres, elle se trouve sous la garde du comte de Shrewsbury, au château de Sheffield. Entourée de sa cour, elle y jouit d’un confort relatif et reçoit des visites, mais n’en reste pas moins prisonnière.

Que nous apprennent ces lettres ?
Elles sont d’ordre diplomatique. Marie a été élevée en France, elle a pour mère Marie de Guise, mais elle est reine d’Écosse et s’adresse à Michel de Castelnau en tant qu’ambassadeur duroi de France, Henri III. Ce sont souvent des revendications qu’elle exprime. Elle évoque ainsi sa santé pour obtenir de meilleures conditions de détention, réclamant un médecin quand elle tombe malade ou bien son carrosse lorsque ses rhumatismes ne lui permettent plus de marcher ou de monter à cheval.

Quels événements historiques abordent-elles ?
L’une des plus intéressantes concerne le raid de Ruthven, la capture de son fils, James VI, fin août 1582, par une faction écossaise protestante et proanglaise. Pour une fois, elle y exprime son impuissance : "Je reste au lict aujourd’huy si ennuyée que je ne scay quasi que dire ou faire voyant d’un costé mon filz entre les mains de noz plus cruelz ennemis, et moy sans aulcun moyen de moy-mesme ou suport d’ailleurs pour le secourir [...] qu’il plaise audict sieur Roy d’envoyer quelque seigneur de qualité en Escosse pour y remectre les choses en quelque meilleur estat." Parallèlement à de nombreuses médisances sur ses ennemis, surtout Walsingham et Robert Dudley, comte de Leicester et favori d’Élisabeth, certains thèmes reviennent souvent, comme le mariage éventuel du duc d’Anjou avec Élisabeth Ire.
Qu’en pense-t-elle ?
Ses lettres à l’ambassadeur d’Espagne révèlent qu’elle était opposée à ce projet, mais elle doit le cacher à Castelnau, qui œuvre à cette alliance. Alors, elle dit espérer que cette union contribue à restaurer le catholicisme en Angleterre, tout en incitant à se méfier de la parole des Anglais, dont le but véritable serait d’encourager le duc d’Anjou à com- battre les Espagnols aux Pays-Bas. Les négociations concernant son rétablissement sur le trône d’Écosse, en collaboration avec son fils, sont aussi récurrentes. En échange, elle renoncerait à ses droits à la...
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