Paul Tissier, le chantre des "fêtes d’art" de la Belle Époque

Peintre, musicien et architecte, Paul Tissier est devenu célèbre en organisant de somptueuses "fêtes d’art" dans les années 1920. Faute de traces laissées par ces événements et de reconnaissance institutionnelle, sa mort prématurée l’a plongé dans les oubliettes. Il en sort aujourd’hui grâce à un très beau livre écrit par l’historien d’art Stéphane Boudin-Lestienne*.

Par Isabelle Pia - 07 juin 2022, 06h06

 Paul Tissier déguisé, en 1912, pour le réputé et subversif bal des Quat’z’Arts.
Paul Tissier déguisé, en 1912, pour le réputé et subversif bal des Quat’z’Arts. © Association Fêtes d'Art

En 1983, un jeune homme nommé Patrick Le Nezet emménage à l’Isba, l’une des dépendances de la villa Beau-Site, à Nice, que loue la propriétaire du domaine, Gisèle Tissier. Voyant un jour les anciens communs ouverts, le nouveau locataire y jette un œil et avise d’étonnants tissus peints. "Ce sont des décors réalisés par mon mari Paul pour des fêtes des Années folles", explique sa logeuse. "Il existe aussi toute une documentation."

"J’ai été fasciné par sa capacité à créer de la beauté et de la joie"

Patrick Le Nezet découvre avec gourmandise ce trésor de dessins d’architecte, de costumes et d’archives, et commence à dresser l’inventaire de ce fonds que lui léguera Gisèle à sa mort, en 1988. Grâce à Patrick, Paul Tissier, fondateur de l’association Fêtes d’art, amorce son retour vers la lumière, que va prolonger Stéphane Boudin-Lestienne, étudiant en quête d’un sujet de doctorat et ami de Patrick.

Un jour de 2002, ce dernier l’appelle à la rescousse. "La maison avait fait l’objet d’une tentative de cambriolage et le contenu des caves était sens dessus dessous, se souvient Stéphane. Quand nous avons terminé [l’état des lieux], Patrick m’a désigné une malle : 'Son contenu devrait t’intéresser...' Je me suis plongé dans les rouleaux d’architecture froissés qu’elle renfermait et j’ai perdu la notion du temps..."

Le peintre, musicien et architecte, Paul Tissier, en 1912.
Paul Tissier déguisé, en 1912, pour le réputé et subversif bal des Quat’z’Arts. © Association Fêtes d'Art

L’étudiant a trouvé le sujet de sa thèse – Paul Tissier : les rôles de l’architecte –, qui inspire aujourd’hui un ouvrage illustrant le talent protéiforme de l’artiste. "J’ai été fasciné par sa capacité à créer de la beauté et de la joie à partir de projets modestes et par sa volonté constante de se dépasser. Ce fils d’un imprimeur de Joigny, dans l’Yonne, a su devenir le créateur le plus prisé des fêtes d’Europe."

Paul Tissier rencontre sa future épouse en 1911

Né en 1886, Paul Tissier témoigne dès l’enfance de dispositions pour le dessin et l’alto. En 1904, il intègre les Beaux-Arts de Paris et parfait son apprentissage d’architecte dans l’agence Guillaume Tronchet. Mais c’est par l’aquarelle et la musique qu’il commence à se faire un nom. En 1915, ses Ruines de guerre sont remarquées, et l’épouse du président Raymond Poincaré, ancien député de la Meuse, acquiert une vue de l’église de Revigny-sur-Ornain.

"D’emblée, il met en pratique son grand sens de la communication et de l’organisation en impliquant pour chaque exposition un réseau de personnalités locales, politiques et artistiques", explique Stéphane Boudin-Lestienne. "Les premiers succès de ses aquarelles sont à mettre en parallèle avec ceux de ses concerts, qui contribuent simultanément à lui donner une stature."

Cléo de Mérode prise en photo en 1903.
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Aux Beaux-Arts, Tissier a fondé, en 1909, une association symphonique avec des étudiants en peinture, sculpture ou architecture doués en musique, qui s’enrichit ponctuellement de solistes brillants. Ainsi rencontre-t-il Gisèle Grandpierre, sa cadette de dix ans. Fille d’un riche industriel de la Meuse et premier prix de conservatoire, à seulement 14 ans, elle enseigne la harpe à la célèbre Cléo de Mérode.

Paul Tissier et son épouse Gisèle dans le Var.
Paul et Gisèle Tessier à Agay, dans le Var, où ils se sont mariés en juillet1915. © Association Fetes d'Art

"Le premier jour où je vous ai parlé, mon amour, c’était un jour d’octobre 1911, je suis passé chez vous où vous étiez toute seule, pour parler de l’orchestre où vous alliez me recevoir", écrit Paul à Gisèle en 1913. "Vous n’avez dit que quelques mots, mais je suis sorti cette fois-là la tête chavirée, sachant bien qu’il venait de se passer en moi quelque chose." Réciproque, cette attirance se concrétise par un mariage en juillet 1915. "Gisèle ne voulait pas de carrière d’interprète et cherchait à échapper à sa famille qui la traitait comme un ours savant depuis ses 7 ans", commente Patrick Le Nezet.

Ruines de la Meuse, sujets de Paul Tissier.
L’une de ces ruines de guerre qui se sont taillé un vif succès en 1915 et 1916. © Association Fetes d'Art

En 1919, après les avoir peintes, Paul s’intéresse en architecte aux ruines de la Meuse. Il souhaite reconstruire les fermes en les améliorant par des éléments fonctionnels et en se souciant de leur intégration dans le paysage. Mais ses concepts de standardisation et de préfabrication sont trop novateurs. "Il est intéressant de constater, commente Stéphane Boudin-Lestienne, qu’ils domineront toute la reconstruction après la Seconde Guerre mondiale..."

Un artiste animé pour une énergie débordante

Arrivé sur la Côte d’Azur en 1917, il adapte sa réflexion aux maisons de villégiature, dont il prévoit l’explosion, et invente la villa sur catalogue qui, trop en avance aussi, ne séduit pas plus que ses idées d’architecture néoprovençale. En dépit de ces échecs, l’architecte visionnaire réalise quelques maisons particulières, dont la villa Lumière, sur le mont Boron de Nice, son chef-d’œuvre. Il la construit en 1925 pour le comte de Clinchamps, une de ces personnalités dont son carnet d’adresses s’enrichit grâce à une nouvelle corde à son arc : les fêtes.

La villa Lumière sur le mont Boron.
La fameuse villa Lumière du comte de Clinchamps, sur le mont Boron. © Association Fetes d'Art

Alors qu’en ces années 1920 effervescentes, les fêtes aristocratiques et artistiques battent leur plein, les hôtels de la Côte souhaitent surfer sur cette vague. En 1923, le peintre Jean-Gabriel Domergue illumine ainsi les nuits d’hiver cannoises en transformant le casino municipal en souk marocain ou en royaume de la reine des Neiges. Alfred Donadei, président de la Société des grands hôtels de Nice, et propriétaire du Ruhl, charge de faire de même à Nice un Paul Tissier ravi de retrouver ce rôle. De 1911 à 1913, il a en effet présidé le comité du fameux bal des Quat’z’Arts, réputé pour ses décors et costumes grandioses, fabriqués par les étudiants des Beaux-Arts.

Paul Tissier - Velum dragon pour la fête des Lanternes.
Velum dragon pour la fête des Lanternes. © Association Fêtes d'Art

Fidèle à son sens de l’excellence et animé d’une énergie débordante, Tissier relève le défi au-delà de toute espérance. Ouverte le 30 janvier 1924 par un remarquable banquet chez le proconsul, sa première saison se poursuit avec deux autres triomphes : une fête russe, puis "la fête des lanternes", d’inspiration sino-japonaise. Dès lors, Tissier peut décliner son concept à d’autres villes : Boulogne, Évian, Aix-les-Bains, Londres... À chaque fois, un thème, un décor et des costumes adaptés, un scénario précis et une débauche de numéros et d’attractions.

Combat de gladiateurs au banquet chez le proconsul, le 30 janvier 1924.
L’impressionnant combat de gladiateurs, interprétés par des athlètes du gymnase de Nice, lors du banquet chez le proconsul, le 30 janvier 1924. © Studio Mosesco/Association Fêtes

Son œil d’architecte lui permet de transformer le hall Louis XVI du Ruhl en palais romain ou en oasis, et il ne recule devant aucune excentricité : défilé de fauves, combats de gladiateurs, charmeuse de serpents qui s’égaillent dans l’hôtel... Gisèle apporte son aide en collaborant aux costumes et à travers l’atelier de poupées de chiffon qu’elle a créé. Ces dernières récompensent les plus belles tenues, sont offertes ou vendues en souvenir.

Il disparaît brutalement à l'âge de 40 ans

Tout en creusant un gouffre financier, ces Fêtes d’art remplissent leur objectif : forger la réputation de Nice et de Paul Tissier. "Vous savez que l’effort que je fournis n’est pas justifié par l’intérêt matériel de l’affaire, mais par un profit de publicité et une satisfaction artistique. Il faut que je puisse compter sur les deux", explique-t-il à l’administrateur du Kursaal d’Ostende.

C’est là, dans la plus grande salle d’Europe, qu’il donne,...

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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