Sensation troublante, de n’être plus capable de discerner le présent du passé, la réalité du jeu des comédiens. Comme s’ils descendaient tout vifs des tableaux accrochés aux murs, à commencer par le portrait en pied du vestibule, un atelier de Gérard représentant le général de Caulaincourt, duc de Vicence, grand écuyer de l’Empereur, ambassadeur en Russie, ministre des Affaires extérieures, chargé de négocier l’abdication de Napoléon en ce terrible printemps de 1814.
"Nous sommes ici dans l’hôtel particulier construit en 1890 pour notre arrière-grand-père, Pierre de Kergorlay, époux de Marie-Emma de Caulaincourt, 3e duchesse de Vicence, la petite-fille du général", chuchote Gilles de Langsdorff, pour ne pas déranger les comédiens qui se mettent en place dans le grand salon avant le début de la représentation générale de presse.

La pièce est éclairée par des chandeliers d’argent posés à terre ici et là, donnant une impression fantomatique. Au milieu, un simple lit de repos aux draps froissés, stigmates de l’angoisse et de la fièvre. À droite, un fauteuil, une petite table avec un verre. Le parquet grince, travaille comme le pont d’un navire sur la route de l’exil.
"Napoléon veut terminer par son suicide la plus grande des épopées"
Le Petit Tondu est là, en chemise de nuit, dépouillé de sa grandeur, de la moindre espérance, recroquevillé, face à lui-même et à la mort, perdu, ogre quand même. "Tais-toi, Napoléon", gronde Damien Gouy, un vétéran du Théâtre national populaire, devant la vingtaine de spectateurs privilégiés réunis dans le salon, retenant leur souffle, passagers clandestins de la scène qui se joue à deux mètres d’eux.
Le comédien se laisse dévorer par son personnage, hanter par ce moment de vérité, ainsi qu’il le confie juste avant le début de la représentation. "Napoléon essaie de voir s’il arrive à se libérer de sa légende, à n’être qu’un homme. En fait, il n’y parvient pas, il ne peut mourir, il est tout entier à Napoléon. Il y a une volonté de sa part de faire entrer ses derniers moments dans l’Histoire. Et il a besoin d’un témoin pour attester qu’il s’est empoisonné lui-même."

Et ce témoin, c’est Caulaincourt, alias Loïc Risser, formé comme Damien Gouy à l’École nationale des arts et techniques du théâtre de Lyon. "Ils ont traversé des épreuves fortes ensemble, dont la retraite de Russie. Il sait tenir tête à l’Empereur. Nous sommes ici dans un lieu chargé. Voici des mois que nous vivons avec des êtres qui ont existé et nous les ressuscitons en quelque sorte ce soir à domicile. Dans la pièce, Napoléon m’offre un camée comme ultime souvenir, me confie une lettre pour Marie-Louise et l’un et l’autre sont ici, dans la pièce à côté de celle où nous allons jouer. C’est très touchant. Ces objets charrient quelque chose de vivant."

Caulaincourt veut sauver Napoléon, c’est lui qui a négocié le traité de Fontainebleau avec les coalisés, qui a trouvé l’île d’Elbe pour l’Empereur. Il profite d’un assoupissement du souverain déchu pour faire chercher le docteur Yvan, au service personnel de Napoléon Bonaparte depuis 1800. Le rôle est joué par Vincent Arnaud. Qui est un fidèle de la compagnie Intersignes, créée à Lyon en 2004, par Maude et Philippe Bulinge, l’auteur et metteur en scène de La Nuit de Fontainebleau.
"Yvan est déchiré entre plusieurs fidélités, s’enflamme Vincent. Celle qu’il voue à l’Empereur et celle à quoi l’engage son serment d’Hippocrate. On est au milieu de la nuit, il est en plein désarroi, il ne veut pas rester dans l’Histoire comme la personne qui a tué Napoléon. Lequel tente de faire sauter les verrous de sa conscience pour obtenir une nouvelle dose de poison. Il est seul, Caulaincourt reste en retrait. On est en plein conflit intérieur."
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Napoléon ne pardonnera pas à Yvan. Il s’est humilié en vain devant lui. Les deux hommes ne se reverront pas. L’Empereur vivra encore, il n’écrit plus l’Histoire, il en devient le spectateur. Au moins pour un moment.
"C’est une tragédie antique, souligne Philippe Bulinge. Napoléon a cette culture de l’Antiquité. Il veut terminer par ce suicide la plus grande des épopées. Comme dans Les Rostand, je pars ici en quête de l’homme derrière le personnage historique. J’ai écrit cette pièce en 2019, avec en tête le bicentenaire, et le pressentiment que l’humanité de Napoléon serait le parent pauvre des célébrations. Il a une image publique très différente de sa réalité privée. Dans cette nuit cruciale, il convoque son histoire, qui est celle de la France, il fait le bilan de ses erreurs, mais on voit poindre en filigrane l’homme malheureux, le bilan de sa vie affective. Nous sommes ici, accueillis par les descendants de Caulaincourt, dans une machine à voyager dans le temps. Au plus intime. À La Folie Théâtre, nous offrirons aux spectateurs une autre expérience, une autre résonance."

Reste à l’hôtel Kergorlay Langsdorff le souvenir d’une plongée au carrefour de l’épopée familiale et de la légende impériale. Les passionnés peuvent visiter les lieux sur rendez-vous, admirer entre cent autres merveilles le camée offert par l’Empereur à Caulaincourt la fameuse nuit, écouter les descendants du général et diplomate conter la vie de leur aïeul, ou comment le manuscrit de ses Mémoires, conservé dans la demeure de ses descendants, ne fut publié qu’en 1931. Mais ceci est une autre histoire.
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