Le roi qui voulait voir la mer... Un titre de conte pour un embarquement vers des îles mystérieuses. Ou plutôt le roman vrai d’un souverain qui, précisément, n’a jamais quitté les îles d’or et de pourpre des résidences royales et qui rêve du vaste monde. On se souvient de sa lancinante interrogation jusqu’au pied de l’échafaud : "A-t-on des nouvelles de Monsieur de La Pérouse ?"
Descendant d’une grande famille aristocratique du Piémont, les Roero di Cortanze, et de Fra Diavolo, bandit napolitain, l’auteur s’est ému de ce roi des Lumières si savant en géographie, aimé de son peuple et méprisé des courtisans. À Cherbourg, en juin 1786, il contemple à bord du Patriote les travaux gigantesques qu’il a ordonnés pour faire de ce port une base militaire puissante. Les marins les plus chevronnés s’étonnent de l’étendue de ses connaissances et de son "pied marin". Mais sa véritable découverte est celle de la terre, celle de ses sujets, pauvres, humiliés, oubliés, dont il prend conscience, alors que déjà la tempête s’annonce...
Après plus de quatre-vingt-dix livres, pourquoi cet embarquement aux côtés de Louis XVI ?
Gérard de Cortanze : J’ai toujours été fasciné par le destin tragique de ce roi, présenté comme petit et grassouillet alors qu’il mesurait 1 m 90. On le dit inculte, mais il parlait couramment cinq langues ! Outre l’art de gouverner, ses professeurs lui enseignèrent les mathématiques, la physique, l’écriture, le dessin, l’histoire, la danse, le violon. On prétendit qu’il s’adonnait à la boisson, qu’il battait sa femme, qu’il prenait plaisir à embrocher et faire rôtir des chats, bref que son inconsistance n’avait d’égale que sa nature basse et cruelle, alors qu’en réalité il était un grand humaniste et un réformateur visionnaire. Quand il écrit, "un bon roi ne doit avoir d’autre objet que de rendre son peuple heureux", il est le premier à passer un tel contrat avec ses sujets. Il est aussi le premier à parler de "justice sociale".
Louis XVI visite les travaux du port de Cherbourg, le 23 juin 1786. Lors de ce voyage, il voit la mer pour la première fois. © akg-images / De Agostini / M. Seemuller
Quelle dimension vous a le plus séduit dans cet étonnant voyage du souverain ?
Sous l’impulsion du comte de Maurepas, le jeune prince a étudié l’anatomie et la physique mais surtout la géographie, discipline dans laquelle il excelle. Quand, en 1768, l’abbé Vermond écrit à l’impératrice Marie-Thérèse, il note : "La marine est son étude favorite." Pourtant, ce roi, qui est un cartographe hors pair, qui sait tout des navires et des monstres marins, du régime des vents et des dernières découvertes scientifiques et techniques, n’a jamais embarqué sur un bateau ni vu la mer. Enfant, il montait sur les toits et les terrasses du château de Versailles, échappant à la surveillance de son entourage, pour essayer de l’apercevoir. Cette anecdote me bouleverse. À Cherbourg, c’est son rêve d’enfant qui se réalise. J’ai voulu raconter ce rêve.
A-t-il été pour lui une simple fugue ou une révélation, une affirmation de soi, voire une prémonition ?
Ce voyage à Cherbourg, il souhaite l’effectuer presque "incognito", et cela contre l’avis de ses plus proches conseillers. Tous les arguments sont bons : la Normandie est une terre hostile sur laquelle plane le souvenir des invasions Vikings, une terre de sorcières qui accueillit le protestantisme, les Normands parlent à peine français, les chemins vicinaux sont dégradés ! En réalité, ils ne veulent pas qu’il aille au-devant de son peuple. Avec la mer, ce sera la grande révélation de ce voyage : le roi est populaire. Bouleversé par le spectacle de ces paysans, de ces ouvriers, de ces artisans, de ces marins, de ces femmes courageuses, il s’écrie : "Je n’ai jamais mieux goûté le bonheur d’être roi que depuis que je suis à Cherbourg", et se met à conjecturer une société plus juste. Castries, son ministre de la Marine, note : "Le roi était ému de se sentir aimé."
Le capitaine de vaisseau Jean-François Galaup, comte de La Pérouse, et le marquis de Castries, ministre de la Marine, entourent Louis XVI, quelques semaines avant le départ de La Pérouse pour son expédition autour du monde. © akg / Science Photo Library
De quoi la mer est-elle une métaphore dans son destin ?
Je me suis demandé comment ce roi que rien ne prédestinait à régner — même s’il y avait été beaucoup plus préparé qu’on ne le dit —, qui avait eu une enfance terrible marquée par tant de morts, il est orphelin à 11 ans, avait pu supporter tous ces malheurs. La mer représente pour lui une réalisation très concrète : il réussit ce prodige de faire en quelques années de la marine française l’égale de la flotte anglaise. Mais elle est aussi cette part de dépassement nécessaire à quiconque veut donner un sens à sa vie. Et comment ne pas voir dans cette mer qu’on dit d’huile, qui tout soudain peut se transformer en éléments déchaînés, la métaphore de ce monstre endormi qu’est la Révolution.
Vous peignez au vitriol les courtisans de Versailles...
Ma famille appartient à la noblesse d’épée... On retrouve bien des comportements propres aux courtisans de Versailles chez nos contemporains. Quelle matière première pour un romancier ! Le courtisan est un homme immobile qui vit de prébendes, de compromis et de bassesses. Louis XVI déteste cette noblesse de cour et ces membres du clergé qui accaparent et se partagent ses faveurs, les places et les fonctions lucratives, les grades à l’armée, les bénéfices ecclésiastiques, les honneurs. Ce sont ces mêmes courtisans, représentants d’une société d’ordres, de coutumes, de castes, de privilèges, d’exemptions — bientôt remplacés par la haute bourgeoisie qui les reprendra à son compte — qui font capoter son projet d’abolition de l’esclavage et l’empêchent à plusieurs reprises de prendre le tournant égalitaire qu’il souhaitait.
La bataille de Porto Praya, le 18 avril 1781, dans les îles du Cap-Vert, oppose les flottes britannique et française. C’est cette dernière qui l’emporte. © akg / De Agostini Picture Lib.
Pourquoi revendiquez-vous pour la fiction le devoir d’infidélité à l’Histoire ?
Honoré de Balzac affirme qu’il y a deux Histoires : l’officielle, qui est menteuse ; la secrète, "où sont les véritables causes des événements". Je suis résolument du côté de mon ami Mario Vargas Llosa qui prétend que les faits doivent toujours être au service de la fiction. Il ne s’agit nullement d’opposer les historiens aux romanciers. Leur travail est complémentaire : les romanciers s’engouffrent dans les trous laissés par les historiens, terminent les phrases en suspens et les chapitres inachevés. Le roman historique est doublement intéressant : il prend pour objet l’Histoire tout en lui étant soumis. Romancier, j’applique le conseil de Kipling : je me procure des faits puis les déforme. Parlant de la France de 1786, je parle de la France d’aujourd’hui.
Vous dites qu’il est impossible d’écrire un roman sans se découvrir soi-même. Qu’avez-vous appris et révélé de vous dans celui-ci ?
Quand on écrit, on livre beaucoup de soi, surtout lorsqu’on ne passe pas par le "Je". Dire "Je" est le meilleur moyen pour ne pas parler de soi. Un lien ténu unit tous mes livres : la haine du mensonge. Quand j’écris Femme...
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