Félicité de Genlis, Mme le "gouverneur" du roi Louis-Philippe

Sept ans avant la Révolution, Félicité, comtesse de Genlis, est chargée de l’éducation des fils de Louis-Philippe d’Orléans, futur "Philippe Égalité". Une femme ! Sa nomination scandalise la Cour. Pourtant, comme le prouve Martine Reid dans La pédagogue des Lumières*, la dame va exceller dans sa charge.

Par François Billaut - 31 janvier 2022, 08h03

 La comtesse de Genlis, immortalisée à son écritoire, par Louis-Édouard Rioult, sous la Restauration.
La comtesse de Genlis, immortalisée à son écritoire, par Louis-Édouard Rioult, sous la Restauration. © Photo Josse / Bridgeman Images

Du château de son enfance aux fastes du Palais-Royal, de son école de Bellechasse aux auberges de l’exil, la vie de la Comtesse de Genlis n’est qu’une succession d’épisodes romanesques. Plus que le fait du hasard, le fruit de ses combats, et de ses paradoxes. Enseignante aux méthodes révolutionnaires, favorable aux idées nouvelles mais fidèle au roi et à la religion, féministe avant l’heure…

L’œuvre de cette femme de lettres prolixe, pédagogue, polyglotte, musicienne accomplie, a été éclipsée par les relents soufrés d’une liaison avec le duc d’Orléans, son employeur. Les romantiques, jaloux de ses succès littéraires, et les ultraroyalistes, ennemis du roi bourgeois, l’ont rabaissée au rang de "bas-bleu" et de galante. "Les mille formes que prend une misogynie tenace", constate Martine Reid, dans son excellente biographie. 

Une précieuse pas ridicule

Félicité voit le jour le 25 janvier 1746, en Bourgogne "dans une petite terre près d’Autun, qu’on appelle Champcéry", se souviendra-t-elle. Son père, Pierre-César du Crest, marquis de Saint-Aubin, appartient à la petite noblesse d’épée. Avec son frère cadet Charles-Louis, elle passe ses premières années au château de Saint-Aubin-sur-Loire. Le marquis aime la musique et les sciences. Des goûts qu’il transmet à Félicité, même si l’éducation des filles se limite alors à un vernis de connaissances, maintien, danse, musique, et à l’acquisition des vertus "féminines" : modestie, douceur et religion. 

En se mariant, la jeune Félicité devient la comtesse de Genlis.
La gracieuse et spirituelle Félicité du Crest de Saint-Aubin devient, à 17 ans, comtesse de Genlis. © Universal History Archive/UIG / Bridgeman Images

En 1759, Saint-Aubin est vendu. Le marquis, ruiné, part se refaire à Saint-Domingue. Charles-Louis en pension, Félicité et sa mère sont hébergées par des proches, d’hôtels particuliers parisiens en châteaux de campagne. Trois ans plus tard, son père est de retour. Son navire est arraisonné, et il n’a pas fait fortune ! Otage des Anglais, Pierre-César se lie d’amitié avec un jeune officier de marine, Charles-Alexis Brûlart de Sillery, comte de Genlis, qui tombe amoureux de Félicité en découvrant, sur miniature, son portrait "à la harpe". Il lui plaira aussi et le 8 novembre 1763, ils se marient. 

Louis XVI sera, en 1774, le premier chef d’État français à se faire vacciner. © Raphael GAILLARDE/Gamma-Rapho via Getty Images
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La comtesse de Genlis est reçue aux honneurs de la Cour. Le couple partage son temps entre Paris et le château de Genlis, proche de Dijon. Là, Félicité dévore la bibliothèque. Elle s’instruit, et elle est séduisante, comme le rapportera la duchesse d’Abrantès : "Madame de Genlis était très jolie, très fraîche, très gracieuse, et pour dire le mot, très agaçante. Son esprit d’une haute supériorité annonçait déjà ce qu’elle serait un jour." Le duc de Chartres la croise à cette époque et elle lui tourne la tête. Le duc d’Orléans, père de ce prince, vient d’épouser morganatiquement, en secondes noces, Charlotte de La Haye, marquise de Montesson, la grand-tante de Félicité. 

Louis-Philippe d"Orléans, surnommé "Philippe Égalité, sera guillotiné pendant la Révolution française.
Le duc d’Orléans, dit "Philippe Égalité", choisira la comtesse de Genlis pour éduquer ses enfants. © NPL - DeA Picture Library / Bridgeman Images

En 1772, le comte de Genlis nommé capitaine des gardes du duc de Chartres, Félicité devient "dame pour accompagner" de la duchesse. Une idylle se noue entre le prince et la comtesse, qui ne trouble ni l’épouse ni le mari trompés. Mœurs du temps. Mais Chartres est un libertin. Pas Félicité, qui souffre de sa réputation : "La haine et la fausseté des quelques personnes du Palais-Royal […] me causaient des chagrins amers." En 1777, Mme de Genlis publie, en quatre volumes, son Théâtre d’éducation. La première de ses 140 œuvres. Et comme en août de la même année, la duchesse de Chartres met au monde des jumelles, Félicité quitte sans regret "la société", pour devenir leur gouvernante. 

Une pédagogue éclairée en butte à la misogynie 

Dans le clos des religieuses du saint-sépulcre, rue Saint-Dominique, le duc de Chartres fait édifier pour ses filles et son ancienne maîtresse, l’école modèle de Bellechasse. Un lieu pour s’instruire : "Tout l’escalier était couvert de cartes de géographie que l’on pouvait détacher pour les leçons." Les petites princesses étudient en compagnie des propres enfants de leur gouvernante et d’une dizaine d’autres élèves, dont une petite Anglaise, Pamela Seymour, dont on murmure en ville qu’elle serait la fille adultérine du prince et de Félicité. 

En 1782, nouveau scandale quand Chartres, devenu le duc d’Orléans, nomme la comtesse de Genlis "gouverneur" de ses fils, le futur roi Louis-Philippe et ses frères Antoine-Philippe et Louis-Charles. Traditionnellement, vers 7 ans, les garçons "passent aux hommes". Une femme ne saurait éduquer des princes du sang. Les pamphlétistes se déchaînent : "Aujourd’hui prude, hier galante, / Tour à tour folle et docteur, / Genlis, douce gouvernante, / Deviendra dur gouverneur, / Et toujours femme charmante / Saura remplir son destin. / On peut bien être pédante / Sans cesser d’être catin." Félicité répond par le mépris, toute à son programme : "Je vais commencer votre éducation dans le but de vous rendre vertueux et aimables […] je vous donnerai ce qui vaut mieux que la naissance et la fortune que vous tenez du hasard, je vous donnerai la raison, des vertus, des connaissances agréables et solides."

Le duc d’Orléans et la comtesse de Genlis, chargée de l’éducation des fils de ce dernier.
Le duc d’Orléans et Madame le gouverneur des princes, dans son école de Bellechasse. © The Holbarn Archive / Bridgeman Images

Histoire, géographie, mathématiques, sciences, littérature, danse, dessin, musique… La classe parle allemand à la promenade, italien au déjeuner, anglais le soir. L’éducation physique est quotidienne, comme les travaux manuels : reliure et poterie pour les filles, menuiserie pour les garçons. Pour étudier la botanique, chacun cultive son potager, et des visites d’étude sont organisées dans Paris, comme parfois en province, bâtiments remarquables, ateliers de peintres, cabinets de curiosités. En juillet 1789, du jardin de l’hôtel de Beaumarchais, les élèves assistent même à la destruction de la Bastille. Une "sortie scolaire" qu’on ne manquera pas de reprocher à la gouvernante ! 

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Félicité accueille d’abord favorablement l’évolution de la société : "Mme de Genlis faisait de nous des républicains honnêtes et vertueux, et néanmoins sa vanité lui faisait désirer que nous continuassions à être princes", écrit Louis-Philippe. La Révolution va prouver à quel point les enfants Orléans, élevés en "princes du siècle des Lumières", seront capables d’affronter la tourmente, quand leurs cousins Bourbons, réfractaires aux idées nouvelles, vont se trouver singulièrement démunis. Au plus fort de la Terreur, elle part mettre à l’abri, en Suisse, Adélaïde d’Orléans et sa propre nièce Henriette de Sercey. 

Le futur roi des Français quitte la France pour échapper à la Révolution et devient professeur en Suisse.
Le duc de Chartres, futur roi Louis-Philippe, fuyant la Révolution, devient professeur au collège de Reichenau, en Suisse. © Musée Condé, Chantilly / Bridgeman Images

En janvier 1793, Louis XVI est exécuté, en octobre Marie-Antoinette et son époux Charles-Alexis de Genlis, en novembre le duc d’Orléans devenu "Philippe Égalité". Pour subvenir aux besoins de ses protégées, elle publie et donne des leçons. Mais les émigrés de la première heure poursuivent de leur vindicte la "révolutionnaire", contrainte à une errance qui la conduit des Pays-Bas en Prusse, de Hambourg au Holstein… Le plus souvent sous une fausse identité: "Je m’accoutumai à ce genre de vie,...

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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