Dès 1817, à l’annonce dans les journaux de la mort de Nakshidil, la sultane validé – équivalent ottoman de reine mère –, des bruits courent sur ses origines françaises. En 1820, les mémoires de la comtesse de La Ferté, qui a assisté à son enterrement à Istanbul, évoquent les rumeurs courant sur sa naissance à Nantes de parents "américains", c’est-à-dire de colons français des Antilles. Enlevée à l’âge de 2 ans par des corsaires, elle aurait été vendue à un marchand d’esclaves d’Alger.
Plus tard, remarquée pour sa grande beauté, elle aurait été achetée pour le sérail du vieux sultan Abdul Hamid Ier, qui en aurait fait sa 4e ou 8e épouse – sur 12 –, et la mère du sultan Mahmoud II. L’histoire n’a rien d’invraisemblable, même si elle n’est pas confirmée par les sources turques. Les esclaves circassiennes ou géorgiennes et, plus généralement, les femmes blanches, étaient très appréciées en Orient.

L’exemple le plus célèbre est celui de la Polonaise Roxelane, enlevée par les Tatars, et qui devient, en 1534, la puissante épouse de Soliman le Magnifique. Un vers intrigue dans l’épitaphe que fit graver Mahmoud II sur le mausolée de sa mère : "Elle a conquis l’Orient par sa majesté simple". Cela signifie-t-il qu’elle venait d’Occident ? Peut-être...
Une hypothèse appuyée par un membre de la famille du Buc
Quoi qu’il en soit, Nakshidil est enterrée selon le rite musulman et rien n’indique qu’elle a contribué, à l’époque, au rapprochement entre la France et la Sublime Porte. En revanche, en 1820, un autre type de rapprochement est esquissé dans un journal parisien, Le Régulateur. Signé Saint-Raymond, un feuilleton, inspiré d’un conte oriental publié en 1761 par Stanislas de Boufflers, La Reine de Golconde, relie la sultane validé à une certaine "Aline".
Née à La Martinique en 1764, celle-ci aurait été enlevée par des Barbaresques et vendue comme esclave. Ses parents auraient retrouvé sa trace dans le harem du sultan grâce à leurs liens avec le frère du ministre Choiseul, ambassadeur à Istanbul. Ils auraient cherché à la racheter. Mais une devineresse antillaise lui ayant prédit dans son enfance qu’elle deviendrait "plus que reine", la petite ambitieuse, nullement désespérée de son enfermement dans un harem, ni même de la laideur et de l’âge du sultan – 40 ans de plus qu’elle – aurait refusé et attendu fermement la réalisation de la prophétie !

L’affaire se corse lorsqu’un membre de la famille du Buc, Charles Marlet, confirme à la rédaction du Régulateur que ladite Aline n’est autre qu’Aimée, sa belle-sœur, et qu’il se trouve donc être le beau-frère du sultan ! De quoi pavoiser dans les salons parisiens où les du Buc, vieille famille d’origine normande, installée à la Martinique depuis le XVIIe siècle, et à la Réunion, sont encore bien représentés.

Sous la Restauration, Marie-Jeanne du Buc de Turicque est sous-gouvernante des Enfants de France, l’un de ses cousins Louis-François du Buc est titré comte par Louis XVIII, tandis que Joseph du Buc de Marcussy est propriétaire du château de Montaigne. Charles Marlet, pour sa part, n’est pas d’origine noble. Fils d’un bourgeois de Dijon, il est le directeur de la sucrerie de Pointe-Royale appartenant à Jacob du Buc, et il a épousé en 1806 son unique héritière, Alexandrine, sœur d’Aimée. Ami de Talleyrand, ambitieux et soucieux d’acquérir en métropole un vernis social qui fasse oublier ses origines roturières, il n’est pas mécontent d’accréditer la fable selon laquelle Aimée et Nakshidil ne sont qu’une seule et même personne. À un détail près...
Une disparition mystérieuse en se rendant à La Martinique
Mais il est temps de voguer vers la Martinique, surnommée par certains "l’île des trois souveraines" : Mme de Maintenon, la "belle Indienne", qui devint l’épouse morganatique de Louis XIV mais ne fut jamais reine ; et, un siècle plus tard, Joséphine de Beauharnais, incontestable impératrice, et sa petite-cousine éloignée, Aimée du Buc de la Rivery, hypothétique sultane validé.
Aimée est la fille de Jacob du Buc de Rivery et de sa cousine Marie Anne d’Arbousset-Beaufond. Elle naît à la Pointe-Royale, au nord-est de la Martinique, dans leur vaste plantation de la Caravelle, comptant 500 hectares et près de 400 esclaves. Les ruines du "château Dubuc", abandonné en 1817 en raison de la mauvaise gestion d’Alexandrine et de sa grande dureté à l’égard de ses esclaves, montrent encore la puissance de cette famille de planteurs, producteurs de café, de sucre, de cacao et de rhum, gros négociants, voire contrebandiers à l’occasion.

Vers l’âge de 11 ans, Aimée est envoyée à Nantes chez les sœurs de la Visitation Sainte-Marie pour y recevoir l’éducation d’une jeune fille bien née. Les prémices de la Révolution incitent la supérieure du couvent à la renvoyer en 1788 à la Martinique. Là est le hic ! Née en 1776, elle a 12 ans à cette date. Elle ne peut donc être la sultane Nakshidil morte à 56 ans en 1817 – et donc née en 1761 –, et encore moins la mère de Mahmoud II, né en 1785 alors qu’elle n’a que 7 ans ! À l’évidence, Charles Marlet a menti par omission. Mais qui pour le contredire ? Les Antilles sont si loin !

Toutefois, si la mathématique est implacable, elle n’interdit pas de rêver. Car Aimée a bien disparu au cours de son retour à la Martinique à bord de La Belle Mouette. Plusieurs versions circulent à ce sujet. Tempête et naufrage. En ce cas, elle a fait les délices des requins. Ou bien sauvetage par un navire espagnol attaqué ensuite par des Barbaresques, puis vente au marché des esclaves d’Alger et rachat par le Dey pour l’offrir à son maître le sultan. Cette dernière version a eu les faveurs de la famille du Buc et celle de tous les romanciers d’hier et d’aujourd’hui.
D’autant que, s’il est sûr qu’Aimée ne pouvait être la sultane validé, une autre énigme demeure. Qui était la femme rencontrée au harem du palais Topkapi par l’ambassadeur créole de Napoléon Ier, Gallet de Saint-Aurin, qui sortit bouleversé de leur entretien et le relata à l’impératrice Joséphine ? Est-ce la même qui reçut les derniers sacrements par un moine capucin en août 1817, ce qui signifie qu’elle était restée chrétienne ? Était-ce Aimée ?
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