Sa statue à la fière allure, la main en appui sur son fusil, dominera bientôt à nouveau la place du Général-Catroux (autrefois Malesherbes) à Paris, à quelques mètres de celles de son célèbre écrivain de fils, l’un des plus lus au monde, et de son petit-fils. Actuellement en cours de reproduction à l’identique, l’œuvre du sculpteur Alphonse de Moncel Perrin, installée en 1913 et cependant jamais inaugurée car jugée trop négroïde, avait été déboulonnée sous Vichy et fondue par les nazis avant de sombrer dans l’oubli. Parfois, même les monuments de la patrie reconnaissante ont une histoire.
Un ultime épisode posthume de l’épopée, entre gloire, honneur et trahison, du général Dumas, figure républicaine exemplaire en même temps que héros de cape et d’épée, auquel l’historien et philosophe Claude Ribbe, inlassable promoteur de sa mémoire, consacre une deuxième et documentée biographie, après Le Diable noir. Car plus romanesque encore que les aventures flamboyantes qu’il a inspirées à l’auteur du Comte de Monte-Cristo, son fils entré au Panthéon en 2002, lequel l’a à peine connu mais le vénérait, sa vie a porté haut la devise commune à ses deux pays, Haïti et la France : Liberté, Égalité, Fraternité.
Son père le vend pour rentrer en Normandie
"Le plus grand des Dumas", selon Anatole France, naît esclave en 1762 à Saint-Domingue, "la perle des Antilles", devenue Haïti, première république noire indépendante en 1804. Fruit des amours et quatrième enfant d’un aristocrate déclassé, Alexandre Antoine Davy de La Pailleterie, exilé sur l’île dans l’espoir d’une improbable fortune, et de Césette, une captive dont ce dernier avait fait l’acquisition, Thomas-Alexandre grandit sous les Tropiques dans une relative liberté, bénéficiant d’une instruction élémentaire dispensée par son père.

Mais si celui-ci semble vouer une affection particulière à ce garçon robuste à l’esprit vif, il n’hésite pas, devenu héritier du domaine familial à la mort de ses père et frères, à vendre son fils préféré de 13 ans, pour financer la traversée vers sa Normandie natale. La transaction glaçante comportant toutefois une clause de rachat possible, le désormais marquis l’utilise après avoir récupéré ses biens.
Six mois plus tard, arraché à sa mère et à sa fratrie en même temps qu’à son île, l’adolescent mulâtre embarque à son tour clandestinement, tel un sans-papiers, pour rejoindre son vieux père dans son manoir de Belleville-en-Caux.
Éduqué par un précepteur avant de s’installer à Paris, le jeune homme au charisme remarquable ne tarde pas à s’attacher, malgré les préjugés dont il fait l’objet, la sympathie de ceux qui le croisent, dont le chevalier de Saint-George, lui-même sang-mêlé, qui l’initie à l’épée et l’introduit dans les cercles versaillais et les salons éclairés de la capitale.
Il s'illustre au combat avec bravoure
Après une brouille avec son père, ce fils de famille choisit pourtant de s’engager, sous le nom de Dumas, comme cavalier du régiment des dragons de La Reine à Verdun, scellant son prodigieux destin. C’est dans ce régiment que celui auquel d’Artagnan empruntera plus tard certains de ses caractères et traits, dont sa peau brune, se lie à trois compagnons, Joseph Piston, Jean-Louis Espagne et Jean-Louis-Chrétien Carrière de Beaumont, amitié qui irriguera celle, de papier, des fameux mousquetaires. Mais déjà, l’Ancien Régime vit ses derniers feux, à la veille de la convocation par le roi des états généraux.

Tandis que la colère se propage dans le pays, l’intrépide dragon est envoyé en détachement à Villers-Cotterêts dans l’Aisne pour renforcer une milice locale. Hébergé à l’hostellerie de l’Écu de France, le séduisant colosse s’y éprend de la douce Marie-Louise Labouret, la fille du propriétaire, qu’il épousera en 1792. Alors emporté par le tourbillon de la Révolution dont il partage les idéaux au plus profond de sa chair, le vaillant soldat de l’An II s’illustre au combat dans la guerre contre l’empire d’Autriche puis face à l’Europe coalisée, collectionnant les prouesses militaires par ses actes de bravoure, du Nord à l’Italie.
Promu général à 31 ans, le premier en France aux lointaines origines africaines, Dumas, à la tête de l’armée des Alpes, se distingue en remportant d’éclatantes victoires au Petit-Saint-Bernard et au Mont-Cenis, esquissant dans la foulée la formation du régiment des chasseurs alpins. Nommé plus tard commandant en chef de l’armée de l’Ouest, pour réprimer l’insurrection vendéenne, il s’insurge contre les massacres perpétrés et la Terreur.
"Si je m’y étais cru obligé, je me serais brûlé la cervelle", lâche-t-il. Avant, écœuré, d’adresser sa démission au Comité de salut public, au risque de lourdes sanctions, ce qui lui vaut le titre de "Monsieur de l’Humanité". Car l’homme ne transige pas sur les valeurs de justice et de loyauté, assumant pleinement sa sensibilité. Renvoyé dans ses foyers auprès de sa chère Marie-Louise, le général souffre cependant d’être écarté de l’armée.
Une captivité qui laisse des traces
Quand il est enfin rappelé pour diriger l’armée de l’Intérieur, Dumas, arrivé trop tard, se voit doubler par l’ambitieux Bonaparte, son rival le plus redoutable, aux ordres duquel il devra dorénavant se soumettre. Auteur de nouveaux exploits au sein de l’armée d’Italie, notamment à Klausen et Brixen dans le Tyrol, face aux Autrichiens, qui le surnomment le "Diable noir", il participe encore à l’expédition d’Égypte, avec Murat comme subordonné.

Mais les conquêtes coloniales le laissent dubitatif, et les tensions avec le futur empereur – qui rétablira l’esclavage en 1802 −, se multiplient, Dumas, farouche républicain, reprochant au général corse son penchant autocratique. À rebours de ses principes, la violence de la répression de la révolte du Caire achève de le convaincre d’être rapatrié.
Lors de son retour à bord de La Belle Maltaise, le navire fait escale à Tarente. C’est là qu’il est arrêté avec ses compagnons, le roi de Naples ayant déclaré la guerre à la France. Jeté dans une geôle infâme, aux prises avec des bourreaux sans scrupule, le général est abandonné à son sort pendant deux ans par les autorités, son épouse Marie-Louise se démenant seule pour obtenir de ses nouvelles et tenter de le retrouver.
S’il ne devra sa liberté qu’à la paix signée avec Naples en 1801, l’épreuve a entamé sa santé. Tandis que l’homme du 18 Brumaire s’impose en maître suprême, le général en convalescence à Villers-Cotterêts, privé de ressources et contraint de s’humilier, se bat pour faire vivre sa famille, sans oublier Césette, sa mère qu’il n’a jamais revue depuis son départ de Saint-Domingue.

Non retenu, malgré ses impressionnants faits d’armes, pour la Légion d’honneur créée en 1802, Dumas sera définitivement rayé des rangs de l’armée quelques mois plus tard. Dans cette période sombre, seule la naissance de son garçon, Alexandre, lui apporte quelque consolation. L’enfant...
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