Suzy Solidor : "Je suis plus à peindre qu’à blâmer"

Son allure de garçonne inspira les plus grands artistes de son temps. Égérie lesbienne des Années folles, la chanteuse de cabaret a eu aussi des amours diagonales, de Jean Mermoz à Louis Napoléon. Et des déboires à la Libération qui écornèrent son aura et brisèrent sa carrière d’artiste. Comme nous le raconte avec passion Charlotte Duthoo dans Les Nuits Solidor*

Par Raphaël Morata - 18 octobre 2021, 07h00

 Suzy Solidor en 1935.
Suzy Solidor en 1935. © René Dazy / Bridgeman Images

"Elle a si bien chanté la mer." Une simple épitaphe. Pour ceux qui s’arrêteront un jour devant la pierre tombale, triste et austère, de Suzy Solidor au cimetière de Cagnes-sur-Mer, rien ne suggère le destin flamboyant de cette femme qui avait surnommé le peintre Foujita "Foufou", porté des tenues de bain choquant le Tout-Deauville, aimé tour à tour une antiquaire, un aviateur "conquérant de l’impossible" et même l’arrière-petit-fils de Jérôme Napoléon, frère de l’Empereur !

Lorsqu’elle disparaît le 31 mars 1983, âgée de 82 ans, la chronique a fini par la réduire en une lointaine image en noir et blanc de la garçonne des Années folles, une muse androgyne du milieu lesbien, la "Madone des matelots" dont la carrière de chanteuse a été emportée par la foule des admirateurs de Piaf, une artiste portant en sautoir l’infamie d’un blâme devant la commission d’épuration…

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Après l’excellente biographie de Marie-Hélène Carbonel en 2007, Charlotte Duthoo, pour son premier livre basé sur deux années d’enquêtes, a imaginé les Mémoires imaginaires d’une égérie qui, "pleine de ressentiments et d’amertume à la fin de sa vie, revisite les grandes étapes de son existence oubliée…" 

"Si la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende", disait l’un des personnages du film L’Homme qui tua Liberty Valance. Chez l’ "Amiral", un de ses surnoms car elle portait souvent une casquette de marin, il est parfois difficile de démêler le vrai du faux. Qu’importe, si l’histoire a le parfum du romanesque pour celle qui affirme être née le 18 décembre 1900 à Saint-Servan, jadis commune limitrophe de Saint-Malo, "de la cuisse gauche du grand Surcouf"…

Les jeunes années de la petite Suzanne

De père inconnu, la petite Suzanne est convaincue que Robert Henri Surcouf est son géniteur, sa mère ayant été domestique chez cet avocat, député et descendant du terrible corsaire malouin.

À 7 ans, la petite Bretonne est reconnue par Eugène Prudent Rocher qui a épousé sa mère. Suzanne Rocher grandit à l’ombre de la tour Solidor à Saint-Servan, un impressionnant donjon situé au débouché de la Rance qui lui inspira plus tard son nom de chanteuse. Corsaire dans l’âme, "enragée" disait sa mère, elle lâche très vite ses amarres familiales.

Ses lettres de course se résument en un seul document, son unique diplôme obtenu en 1916 : le permis de conduire. Pendant la Grande Guerre, elle conduira des automobiles de l’état-major et des ambulances sur le front.

Démobilisée, Suzanne ne se voit pas en épouse de marin à la Pierre Loti. Cap sur Paris. Avec sa longiligne silhouette de mannequin et sa taille 40, elle part postuler chez Mme Lanvin, "parrainée par une lettre de Robert Surcouf".

La muse des artistes 

Mais elle sonne à la mauvaise porte rue du Faubourg-Saint-Honoré et se retrouve chez Yvonne de Brémond d’Ars, qui tombe sous son charme. La "demoiselle antiquaire" de six ans son aînée va bientôt l’initier aux arts décoratifs... et aux amours saphiques. Sa "bienfaitrice" la relooke, comme on dirait aujourd’hui.

"J’étais une Bretonne inculte et hirsute. Elle m’a sculptée", reconnaîtra Solidor. Sa coupe au carré, très courte, mi-garçon mi-fille, avec une belle couleur de lin, fait fureur à La Rotonde, boulevard Montparnasse, ou à Deauville où Yvonne possède un manoir.

 

Portrait de Suzy Solidor par le peintre Kees van Dongen. © Bernard Olives/Château-musée Grimaldi / Cagnes-sur-Mer
Portrait de Suzy Solidor par le peintre Kees van Dongen. © Bernard Olives/Château-musée Grimaldi / Cagnes-sur-Mer © Bernard Olives/Château-musée Grimaldi / Cagnes-sur-Mer

 

Portrait de Suzy Solidor par le peintre Kees van Dongen. © Bernard Olives/Château-musée Grimaldi / Cagnes-sur-Mer

Les artistes commencent à s’intéresser à cette étrange garçonne. Elle pose pour Sonia Delaunay, Kees van Dongen, Marie Laurencin, Man Ray, Foujita, et tant d’autres. Suzy a une allure folle dans ses tenues signées Jeanne Lanvin, Jean Patou ou Madeleine Vionnet.

Elle n’a pas froid aux yeux, ose tout, la nudité comme porter un costume de bain en bigoudis ou un déguisement de sirène prise dans un filet de pêche qui défraie la chronique deauvillaise. "On savait que cela ne durerait pas, alors on s’amusait. C’était tordant."

Les premiers pas de Solidor au cabaret

Sa gouaille et son sens de la fête lui ouvrent les portes du Bœuf sur le toit ou du Monocle, bar lesbien en vogue. Elle devient la coqueluche de la presse. "Solidor a marqué son époque. Elle était Paris", dira son amie Arletty. Mais déjà, l’emprise de sa "pygmalionne", extrêmement possessive, commence à lui peser. D’autant qu’elle se verrait bien actrice et chanteuse.

Suzy prend des cours de chant avec Yvette Guilbert. Elle devient Solidor. "La Rose-thé" quitte Yvonne en 1931 et fait ses débuts au Brummel, un cabaret de Deauville. Sa voix grave, "mêlé-cass", intrigue, fascine. Cocteau dira qu’elle avait "une voix hâlée qui part du sexe". Son répertoire tangue entre des airs de marins (Les Filles de Saint-Malo, La Belle Croisière) et des complaintes à forte connotation sexuelle (Obsession, Ouvre).

Rue Sainte- Anne, à Paris, Solidor lance son propre cabaret interlope et cosmopolite, La Vie parisienne. Elle y reçoit moulée dans un fourreau satiné, déclame des sonnets du XVIIIe et les premiers poèmes de Cocteau, se fait accompagner au piano par Polnareff, le père de Michel. Des jeunes y font leurs armes, sous la baguette de la "Patronne", tels Trenet ou Odette Laure. L’écrivain André Fraigneau dira qu’elle avait "une grande humanité sous une écorce virile".

La musique, le cinéma et la littérature

En 1937, elle a son tube, Escale, écrit par Jean Marèze et Marguerite Monnot. Tout le monde fredonne : "Le ciel est bleu, la mer est verte, laisse un peu la fenêtre ouverte." Solidor tourne aussi dans le film La Garçonne, en 1936, publie trois ans plus tard le roman Fil d’or, réédité aux éditions Séguier**, où elle évoque entre des scènes dans le désert et sa Bretagne natale son goût pour les travestissements amoureux.

D’ailleurs, sa vie sexuelle très libre oscille entre femmes et hommes. Elle aura pour amant(e)s célèbres Tamara de Lempicka qui fera d’elle l’un de ses portraits les plus connus, mais aussi l’aviateur Jean Mermoz, "un grand gaillard plein de tendresse et de poésie quand il parlait de ses vols". Sa disparition à bord de son hydravion au large de Dakar en 1936 lui brisera le coeur. "C’était le plus beau couple dansant", déclara admirative Arletty.

Portrait de Suzy Solidor par Tamara de Lempicka dans les années 1930
Portrait de Suzy Solidor,  "l’Amazone  aux cheveux de lin", par Tamara de Lempicka. © Tamara de Lempicka Estate, LLC / Adagp, Paris, 2021

Au Bœuf sur le toit, comme nous le révèle Charlotte Duthoo, Solidor tombera sous le charme de l’ancien légionnaire Blanchard entré dans la Résistance. Sa véritable identité : Louis Napoléon, chef de la maison impériale !

Ses activités dans la Résistance, qu’elle affirme avoir eues comme "auxiliaire précieuse", ne lui éviteront pas d’être condamnée, le 3 janvier 1946, par le comité d’épuration à un blâme assorti de cinq ans de privation de droits civiques. On retient contre elle ses "imprudences", sa participation à des galas, une émission sur Radio-Paris. Et puis, elle a chanté Lily Marlene...

"Il faudrait recommencer, je ferais les mêmes erreurs, les mêmes folies, les mêmes bêtises..."

Solidor doit vendre son cabaret et part aux États-Unis où elle fréquentera les Astor, Rockefeller et Vanderbilt. De cette période, elle dira : "Je suis plus à peindre qu’à...

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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