Lagardère, la fin d’un empire

Moins de vingt ans après la mort de Jean-Luc Lagardère, son héritier Arnaud n’a pas réussi à faire perdurer ce qui fut pourtant une des plus belles réussites du capitalisme français. Dans un livre qui se dévore comme un roman*, le journaliste Olivier Ubertalli analyse les raisons de ce rendez-vous manqué entre un père et son fils.

Par Angélique d'Erceville - 21 mars 2022, 08h00

 Arnaud Lagardère, entrepreneur français et héritier du groupe éponyme.
Arnaud Lagardère, entrepreneur français et héritier du groupe éponyme. © Michel Christophe/ABACA

À lui seul, ce patronyme évoque un empire. Armement, sport automobile, presse, radio, télévision, édition, football… Bien des secteurs ont vibré au nom de Lagardère. Pourtant, au regard des accords conclus récemment avec Bernard Arnault et Vincent Bolloré, le géant s’apprête à être englouti. Ce que le père a créé — un groupe qui tutoyait les 13 milliards d’euros de chiffre d’affaires et employait 45000 personnes au sommet de sa gloire en 2003 —, son fils l’a laissé se déliter. "En seulement deux ans, Arnaud Lagardère a réussi à perdre le contrôle de ce que son père avait construit en quatre décennies", résume Olivier Ubertalli dans la préface du livre qu’il consacre à cette saga familiale, Grandeur et décadence de la maison Lagardère, aux éditions du Seuil. 

Un fils en admiration devant le charisme de son père

Si cette dissolution est d’abord celle d’une aventure industrielle qui a tourné court, c’est aussi l’histoire d’un amour filial compliqué et d’une succession ratée. Pour comprendre les racines de cette relation complexe, il faut revenir au divorce de Jean-Luc Lagardère et de sa femme Corinne, en 1972, alors qu’Arnaud n’a pas 12 ans. Élevé dans le luxe ouaté des propriétés familiales, entre l’avenue Hoche, Courchevel et Marbella, le jeune garçon se retrouve au cœur du conflit qui oppose ses parents, son père étant déterminé à obtenir sa garde exclusive.

Georges Martin, Jean-Luc Lagardère et Henri Pescarolo aux 24 Heures du Mans 1972.
Passionné de sport, Jean-Luc Lagardère assiste, en 1972, aux 24 Heures du Mans, avec Georges Martin, ingénieur chez Matra, et Henri Pescarolo. © Bernard Cahier / Contributeur / Getty Images

En admiration devant le charisme de celui qui n’est encore qu’un brillant ingénieur en passe de prendre les rênes de Matra et d’Europe 1, le fils unique est sommé de choisir son camp. Il s’exécute et poursuit son chemin d’adolescent issu de la jeunesse dorée, attiré par la vie pailletée dont son père ne manque jamais de lui faire miroiter les séductions sans pour autant l’inciter à un parcours scolaire qui aurait pu le préparer à prendre la relève. Pourtant, le père et le fils sont soudés, de manière plus intime encore que par les liens du sang, par un événement dramatique qui a failli coûter la vie à Arnaud.

Liliane Bettencourt en mars 2009
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En 1980, le jeune homme se retrouve à l’hôpital de Lisieux après un grave accident de voiture. Il s’en tire avec six semaines de coma, puis plus d’un an de rééducation durant lesquels son père revient déjeuner auprès de lui chaque jour. "C’est là que j’ai vraiment compris que la vie n’était pas aussi facile que ce qu’elle avait pu être auparavant, confiera plus tard Arnaud Lagardère, qu’il fallait que je m’accroche, que je me batte et que je me prouve à moi-même ce que je valais." Au même moment, son père joue son va-tout en négociant auprès de François Mitterrand, élu depuis quelques mois, ce qu’il considère comme la survie du groupe. 

Début de la formation de l'héritier

Le socialiste a promis dans sa campagne électorale qu’il nationaliserait les industries stratégiques : chimie, finance, sidérurgie, armement. Matra, qui fournit missiles et avions de combat à l’armée française, est dans le viseur ; Hachette, qui vient de rejoindre le groupe et de le faire changer de dimension, pourrait être ébranlé par une telle opération. Le 9 septembre, Pierre Mauroy présente au Parlement un projet de loi dans lequel l’État se contente de prendre 51 % du capital de Matra et laisse l’édition et la presse en dehors de ses projets. "C’est un tournant fondateur dans la saga médiatique et industrielle des Lagardère : Jean-Luc décide de protéger ce groupe et de le faire sien", décrypte Olivier Ubertalli. "L’accident est aussi un moment charnière dans la vie personnelle des Lagardère, où Jean-Luc décide de commencer à former son héritier." 

Jean-Luc Lagardère avec son fils et héritier, Arnaud.
Attitude souriante entre le père, Jean-Luc Lagardère, et son fils, Arnaud. © JLPPA / Bestimage

Année après année, le P-DG aux sourcils broussailleux et au goût prononcé pour le sport déploie le groupe et se montre aussi habile dans son fauteuil de direction qu’une raquette à la main. Mais en 1992, le groupe est ébranlé à la suite de sa reprise de la Cinq au groupe Hersant. En deux ans, la chaîne met la clé sous la porte. "La mort de la Cinq est mon plus grave échec. Comme un boxeur, j’ai mis un genou à terre", conclura Jean-Luc Lagardère. Sept ans plus tard, l’armement le remet sur pied, lorsqu’il pousse à la création du géant européen EADS, fusion d’Aerospatiale Matra avec l’allemand Dasa.

Jean-Luc et Arnaud Lagardère et leurs épouses respectives, Betty et Manuela, au Prix de l'Arc de Triomphe 1998.
Arnaud Lagardère, sa première épouse Manuela, Jean-Luc et Bethy Lagardère, au Grand Prix de l'Arc de Triomphe, en 1998. © Bertrand Rindoff Petroff / Contributeur / Getty Images

De son côté, Arnaud tente d’inventer sa propre histoire en mettant le cap sur les États-Unis pour diriger Grolier, une des filiales américaines du groupe. Il vient d’épouser Manuela Erdödy, une belle Autrichienne éprise de nature avec laquelle il a deux enfants, Alexandre et Emery, et n’a que peu de rapport avec son père et sa nouvelle épouse, Bethy, d’origine brésilienne, même si les deux couples cohabitent un temps dans le même hôtel particulier du VIIe arrondissement. 

Disparition brutale du capitaine

Après les plus belles années professionnelles de sa vie, Arnaud revient en France en 1999 pour prendre la tête de Lagardère Médias. On lui doit aussi, à cette époque, le succès oublié de Club Internet, revendu par le groupe après avoir permis un milliard d’euros de plus-values. La formation du futur héritier est stoppée net par la disparition brutale, en 2003, du capitaine d’industrie de 75 ans, entré à la clinique du sport pour une banale opération de la hanche et décédé quelques jours plus tard après un mystérieux accident cérébral. Erreur médicale ? Complot ? Mort naturelle ? "Jean-Luc meurt subitement, et son fils prend la succession de manière très abrupte", précise Olivier Ubertalli. Moins sociable que son père, mal entouré, en guerre avec sa belle-mère Bethy, le quadragénaire prend le manche d’un bateau trop grand pour lui, difficile à manœuvrer, à tel point que l’on oublie souvent que son père y a, lui aussi, essuyé quelques revers. 

Jean-Luc Lagardère avec son fils et héritier, Arnaud, saluant Jacques Chirac, en 2001.
Au Bourget, en 2001, poignée de mains entre Jacques Chirac et Arnaud Lagardère, sous le regard de Jean-Luc. Ce dernier s'éteindra deux ans plus tard. © Alain Nogues / Contributeur / Getty Images

Si Jean-Luc a réussi son pari de développer Matra dans l’automobile, où sa marque a gagné des courses mythiques, comme les 24 Heures du Mans, et conçu pour Renault la célèbre Espace, il a finalement dû jeter l’éponge en fermant cette activité. Dans le foot, il a englouti des millions pour le Matra Racing, sans obtenir de résultats significatifs. "C’est un fiasco total, ça n’aura jamais été qu’un foyer de pertes", analyse Olivier Ubertalli. Au-delà de son manque de vision ou de réseau, le fils désormais en première ligne se met dans des situations gênantes. Notamment en 2011, lorsqu’il accorde une interview au magazine belge Le Soir, avec sa nouvelle compagne, la mannequin belge Jade Forêt. Le journal filme aussi les coulisses de l’entrevue. En une semaine, le making-of de la séance photo sexy est vu plus de 830 000 fois. 

"Cette vidéo fait perdre à Arnaud Lagardère sa crédibilité, auprès des patrons et des cadres du groupe", décrypte le journaliste. Après la discrétion de Manuela, la surexposition du couple qu’il forme avec Jade et de leurs trois enfants, Mila, Lila et Nolan, n’incite pas le monde des...

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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