Catherine Dior, héroïne de l’ombre

Dans une biographie sensible*, la romancière et rédactrice de mode britannique Justine Picardie part sur les traces de la discrète Catherine Dior, sœur cadette du couturier. À cette belle figure de la Résistance, revenue de l’enfer des camps, le créateur dédiera son parfum iconique, Miss Dior.

Par Sylvie Dauvillier - 22 novembre 2021, 07h52

 Justine Picardie consacre à Catherine Dior, soeur du célèbre couturier français.
Justine Picardie consacre à Catherine Dior, soeur du célèbre couturier français. © Collection Christian Dior Parfums, Paris

C’est une passagère de l’ombre, aussi énigmatique qu’attentive dans les coulisses des défilés courus de son frère adoré, Christian Dior. Yeux noirs empreints de gravité, Catherine, qui fuit les objectifs, traverse son épopée à ses côtés et cependant toujours étrangement hors-champ, préférant aux rumeurs des salons parisiens la brise des champs de roses et de jasmin qu’elle cultive avec passion enProvence dans son domaine Les Naÿssès, puis à La Colle Noire, ce refuge cher au créateur du new-look jusqu’à sa mort brutale, en 1957, en Italie.

À la faveur d’un séjour dans cette propriété enchanteresse, rachetée en 2013 par la célèbre maison et aujourd’hui joliment restaurée dans l’esprit insufflé par le maître, Justine Picardie, romancière et ancienne rédactrice en chef du Harper’s Bazaar, découvre cette figure nimbée de mystère qui l’intrigue : une muse discrète à l’origine de Miss Dior, ce parfum devenu iconique.

Car en 1947, quand le grand couturier lance avenue Montaigne sa toute première collection, il a d’emblée l’idée géniale de lui associer une fragrance signature, inspirée, dit-il, "par l’amour" et dont le nom lui est soufflé incidemment par une assistante à l’entrée de sa sœur : "Tiens, voilà Miss Dior !" Laquelle adoptera à jamais ce parfum éponyme. Poursuivant le fantôme de l’héroïne qui a laissé si peu de traces, la biographe esquisse par touches le portrait de cette résistante oubliée et de ses compagnes d’infortune dont les silences, au retour des camps, couvriront l’indicible douleur.

Christian Dior est très attaché à sa petite soeur Catherine

Benjamine d’une fratrie de cinq, Catherine Dior voit le jour en 1917 à Granville, douze ans après Christian. Surplombant la mer, l’élégante villa familiale Les Rhumbs — aujourd’hui musée Christian Dior — a été acquise à l’aube du XXe siècle par leur père Maurice, prospère entrepreneur en engrais. Dans cette spectaculaire propriété propice à l’imaginaire, les enfants aiment se perdre entre parterres de fleurs et arbres du délicieux jardin, jalousement entretenu par leur mère, Madeleine.

Bien qu’en 1911, Maurice Dior ait aussi acheté un appartement à Paris dans le XVIe arrondissement, la famille vit essentiellement en Normandie pendant et après la Grande Guerre. Quand elle ne s’évade pas sur la plage, Catherine est éduquée par une gouvernante. Dans ce milieu bourgeois enclin aux mondanités, les marques d’affection s’expriment avec une distante pudeur, mais Christian éprouve une tendresse particulière pour cette petite dernière à l’irrésistible minois. 

Les cinq enfants Dior posent dans le jardin de la villa Les Rhumbs.
Les enfants Dior dans le jardin de la villa Les Rhumbs. © Collection Christian Dior Parfums Paris

Bientôt pourtant, les temps troublés obscurcissent l’insouciance de l’enfance. Précocement engagé, Raymond, l’aîné, sombre dans la dépression à son retour du front, tandis que Bernard, le plus jeune des frères, est interné pour schizophrénie. Enfin, jamais mentionnée par Christian, sa sœur Jacqueline, elle, disparaît dans les oubliettes de l’histoire. La crise de 1929 frappe tragiquement les Dior : après que Madeleine a succombé à une septicémie, Maurice, effondré, est ruiné dans une aventure immobilière. Veuf et déclassé, il part s’installer avec Catherine dans une ferme varoise sans eau ni électricité, Les Naÿssès, à Callian.

À l’époque, le futur couturier fait ses premiers pas de styliste indépendant dans l’univers de la mode parisienne, notamment chez Robert Piguet. Soucieux de l’avenir de sa petite sœur recluse, âgée de 19 ans, il lui enjoint de tenter sa chance dans la capitale et lui déniche un emploi de vendeuse de chapeaux et de gants. Porté par l’énergie de la jeunesse, le duo trace peu à peu sa route et emménage dans un appartement rue Royale.

Agée de 20 ans, Catherine Dior pose pour son frère Christian.
Catherine, vingt ans, posant pour son frère Christian. © Collection Christian Dior Parfums, Paris

À sa confidente privilégiée et modèle probable de ses premières créations, Christian ose s’ouvrir aussi de son homosexualité. Mais déjà, la Seconde Guerre mondiale s’abat sur l’Europe, précipitant les destins dans des chemins incertains. Retournant à Callian, Catherine y cultive un maigre potager.

La jeune femme rejoint la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale

En 1941, dans une boutique de Cannes où elle cherche une radio pour son père, elle croise Hervé Papillault des Charbonneries, un homme marié de l’âge de son frère et père de trois enfants, qui a rallié la Résistance avec son épouse Lucie. C’est le coup de foudre. À ses côtés, la jeune fille, en voie d’émancipation, rejoint l’efficace réseau franco-polonais F2. À vélo, "Caro" — son pseudonyme — transmet alors aux services secrets britanniques des rapports, qu’elle tape à la machine, sur les mouvements de troupes et des vaisseaux allemands avant le débarquement en Provence.

Au printemps 1944, la jeune engagée clandestine, menacée, doit fuir Cannes et retrouve Paris, où son frère, démobilisé, est devenu assistant de Lucien Lelong. Et si la haute couture flirte largement avec la collaboration, Christian Dior, qui ignore peut-être les activités de Catherine, n’hésite pas, en tout cas, à héberger rue Royale certains de ses camarades

La jeune Catherine Dior rejoint la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale.
Catherine Dior rejoint les rangs de la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. © Pictorial Press Ltd/Alamy/Photo 12

À l’heure du Débarquement, les réseaux de la Résistance subissent des coups terribles. Le 6 juillet 1944, place du Trocadéro, la jeune femme à vélo est à son tour arrêtée par un groupe de quatre hommes, qui la conduisent au tristement célèbre 180, rue de la Pompe. Interrogée et torturée par la Gestapo et ses auxiliaires français, la combattante fait front et ne livre aucun nom. En 1945, elle témoignera du supplice subi au tribunal chargé de l’enquête sur les crimes de guerre : "On me déshabilla, on m’attacha les mains, on me plongea dans l’eau [...] Je mentais tant que je pouvais."

"Combien de temps nous faudra-t-il encore pour revoir notre chérie ?"

Transférée fin juillet au fort de Romainville, puis à Drancy en pleine débâcle de l’Allemagne, la courageuse Catherine est déportée dans l’un des derniers convois vers Ravensbrück, qu’elle — numéro 57813 — et ses compagnes d’infortune atteignent après une semaine d’un effroyable voyage. Accueillies par des chiens, les prisonnières éreintées, affamées et contraintes au travail forcé, sombrent dans l’enfer, seulement éclairé par la solidarité, lueur d’humanité qui perce les ténèbres.

À Paris, rongé par l’angoisse, Christian Dior remue ciel et terre pour localiser sa sœur, s’accrochant désespérément aux prédictions de sa voyante, madame Delahaye, qui lui affirme qu’elle reviendra. "Mon petit papa, écrit-il à Maurice, il faut être courageux et patient. Combien de temps nous faudra-t-il encore pour revoir notre chérie ?"

Torgau, Abteroda, annexe de Buchenwald, Markkleeberg... : transférée de camp en camp, Catherine, elle, se bat pour survivre à l’horreur et aux marches de la mort, jusqu’à sa libération fin avril 1945, près de Dresde, par les troupes soviétiques. Quand, en mai, allure décharnée, elle apparaît sur le quai gare de Lyon, Christian peine à  reconnaître ce spectre à bout de forces, le regard voilé d’une abyssale douleur.

Catherine perpétue l'héritage du créateur de mode

Après un été de convalescence dans son havre provençal, entourée de l’affection des siens et surtout de l’amour d’Hervé qu’elle a retrouvé, Catherine renaît à la vie. Avec son compagnon, elle se lance dans le commerce de fleurs en gros aux Halles, se levant chaque matin à l’aube pour les réceptionner. Indéfectible soutien de son frère, elle l’encourage à ouvrir sa maison de couture, laquelle rompt ostensiblement avec l’austérité de l’après-guerre et renoue avec les fastes de la Belle Époque. Nourri aussi par la polémique — une publicité gratuite — du luxe reproché à Dior, son triomphe est seulement assombri par la mort de Maurice quelques semaines plus tôt.

Catherine Dior...
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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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