De Kiev à Lviv, le patrimoine disparu d'Ukraine

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les missiles fusent, détruisant des vies, mais aussi des infrastructures stratégiques et des bâtiments civils ou culturels. Cible intentionnelle ou victime collatérale, le patrimoine du pays, exceptionnel à plus d’un titre, est heureusement défendu par une armée de conservateurs de musée et d’amateurs éclairés.  

Par Angélique d'Erceville - 27 mars 2022, 08h00

 À Odessa, c’est désormais  protégée par une armure en sacs de sable que la statue du duc de Richelieu domine la ville.
À Odessa, c’est désormais protégée par une armure en sacs de sable que la statue du duc de Richelieu domine la ville. © Scott Peterson/Getty Images

Là, une statue emballée dans une bâche en plastique, cerclée d’adhésif de déménagement, plus loin, une autre, puis encore une… Si l’instant n’était pas tragique, on pourrait croire que l’artiste Christo a pris possession de la ville de Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine. Malheureusement, les toiles qui recouvrent les statues des fontaines et façades des monuments de la cité n’ont rien d’une installation d’art moderne. Il s’agit de protections artisanales, pour ne pas dire dérisoires, mises en place par les citoyens pour défendre du mieux qu’ils peuvent le décor magistral de leur ville. 

Sept sites classés au Patrimoine mondial de l'Unesco

Avant de devenir le théâtre d’affrontements, ces rues et tout le centre historique de Lviv faisaient partie des sept sites du pays classés au patrimoine mondial de l’Unesco, entre autres pour son "haut degré d’authenticité" et sa "valeur universelle exceptionnelle". Difficile à cette heure de savoir ce qu’il en restera à l’issue des combats. Dans la capitale, la cathédrale Sainte-Sophie, conçue pour rivaliser avec son homonyme de Constantinople, est un autre joyau du pays, ainsi que la cité antique de Chersonèse ou l’ensemble de seize Tserkvas (églises) en rondins de bois de la région des Carpates, frontalière avec la Pologne. Six cents kilomètres plus à l’Est, le sort d’Odessa est encore plus fragile. Assiégée, celle qu’on appelle la perle de la mer Noire s’est muée en ville fantôme, vermiculée de barricades et entrecoupée de nombreux check-points. Même la statue du duc de Richelieu, sur le boulevard Prymorskyi, semble avoir enfilé son armure. 

De Kiev à Lviv, le patrimoine disparu d’Ukraine
À Lviv, dont le centre est inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, les habitants  tentent de protéger le patrimoine, en montant des murs, empaquetant les  statues, ou en affichant le bouclier bleu, en référence au protocole de La Haye. © Zuma Press/Bestimage

Pour défendre au mieux ce monument hommage à l’ancien gouverneur de la ville, arrière-arrière arrière-petit-neveu du fameux cardinal français, les habitants ont ramassé du sable sur les plages de la ville. Des dizaines de sacs, empilés ensuite autour du monument, lui offrent désormais une corolle protectrice, dont seuls la tête et un bras dépassent. L’image a fait le tour du monde et permis d’alerter sur la menace qui pèse sur l’ensemble du patrimoine culturel du pays. "Tout le monde découvre le nombre et la qualité des musées ukrainiens. À dominante orthodoxe, le pays est un carrefour de culture et dispose d’un patrimoine exceptionnel, d’une grande profondeur, avec des centres historiques allant du médiéval au baroque, en passant par la Renaissance", souligne Valéry Freland, directeur exécutif de l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones en conflit (Aliph). 

Sacs de sable, caisses en métal et extincteurs pour mettre les œuvres en sécurité

Basée à Genève, cette fondation, créée en 2017 à l’initiative de la France et des Émirats arabes unis, a débloqué une enveloppe d’urgence de deux millions de dollars pour permettre aux responsables sur le terrain d’acheter du matériel destiné à mettre en sécurité les œuvres : couvertures anti-incendie, sacs de sable, caisses en métal, extincteurs… "Nous soutenons d’ores et déjà plus de vingt-cinq musées à hauteur de 5 000 à 20 000 dollars chacun", note Valéry Freland. Si la défense des civils est la priorité, le monde du patrimoine sait combien les bâtiments, les statues, les tableaux peuvent faciliter, voire accélérer la reconstruction d’un pays après une guerre. Au-delà de leur beauté intrinsèque, ces œuvres ancrent la société ukrainienne dans son histoire et définissent son identité, l’un des enjeux du conflit. 

De Kiev à Lviv, le patrimoine disparu d’Ukraine
À Marioupol, le bombardement  d’un quartier résidentiel laisse un paysage  de désolation  et une église meurtrie. ©  ITAR TASS / BESTIMAGE

"Nous devons sauvegarder le patrimoine culturel en Ukraine, à la fois comme témoignage du passé, mais aussi comme ferment de la paix et de la cohésion pour l’avenir. À ce titre, la communauté internationale doit le protéger", a rappelé Audrey Azoulay, la directrice générale de l’Unesco, aux premiers échos des bombes. Via le dispositif du "bouclier bleu", l’institution a commencé à marquer les sites majeurs, pour que les soldats respectent leur intégrité, comme l’exige le protocole de La Haye, dont la Russie et l’Ukraine sont signataires. Mais malgré les appels à la paix, les destructions se multiplient. Les centres historiques de Kharkiv et Tcheriv ont été atteints, la cathédrale de l’Assomption à Kharkiv a été touchée, la mosquée de Marioupol endommagée. 

Brûlée ou sauvée des flammes, la colombe de Maria Prymachenko est devenue un symbole

À Ivankiv, dans la banlieue de Kiev, le musée dédié aux œuvres de Maria Prymachenko, pris dans un échange de tirs, a entièrement brûlé le 7 mars. Admirée par Pablo Picasso, cette artiste ukrainienne du XXe siècle est célèbre pour ses tableaux d’art naïf, notamment ses animaux aux couleurs vives et joyeuses, dont une colombe. La destruction de ces œuvres a ému le monde de l’art et provoqué une vague d’indignation. En réalité, l’incertitude demeure quant au sort des tableaux. Il semble qu’une dizaine d’entre eux aient pu être sauvés des flammes. Au point que la colombe Prymachenko est devenue un emblème de la résistance ukrainienne. Ce sauvetage probable indique que des œuvres ont pu être mises à l’abri. Des refuges ont été créés pour les cacher. Évidemment, ces lieux sont tenus secrets, pour ne pas devenir des cibles ou être pillés. 

De Kiev à Lviv, le patrimoine disparu d’Ukraine
La ville de Kiev est en ruines après les multiples bombardements. © Zuma Press/Bestimage

Certains chefs-d’œuvre ont-ils quitté le pays et passé la frontière ? "C’est très sensible politiquement et psychologiquement, car sortir des œuvres d’un pays peut être perçu comme accepter une défaite. Nous privilégions toujours la protection sur le territoire du pays en question, chaque fois que c’est possible, et naturellement la décision de faire sortir des œuvres relève des autorités compétentes", explique Valéry Freland. Dans l’histoire récente, certains régimes n’ont parfois pas hésité à endommager intentionnellement le patrimoine – on se souvient des talibans provoquant l’explosion des Bouddhas de Bâmiyân en Afghanistan – prouvant ainsi que le patrimoine pouvait être instrumentalisé pour faire peur aux populations. "Nous savons désormais que la destruction du patrimoine peut être une arme de guerre", alerte Valéry Freland. 

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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