En Vendée, sa nouvelle terre d’adoption, le sculpteur Wang Keping vit au rythme des paysans. "Comme eux, confie-t-il, je suis la courbe du soleil." Dans la lumière du petit matin, son atelier, un ancien entrepôt naval reconverti, prend des allures de temple archaïque fait de colonnades de bois où chaque fente, chaque nœud, chaque veine, appelle un geste maîtrisé. Ce jour-là, il creuse au burin des grumes de cyprès qui deviendront, après avoir été patinées par le feu d’un chalumeau, huit œuvres monumentales de l’exposition Métamorphoses que la Galerie Nathalie Obadia lui consacre*.

Cybèle à la robe, Femme-Cyclope, Léda et le Cygne, Pomone, L’Origine du monde, Maternité, Femme Ping, Si près 200 ans, sont autant d’hommages à Ovide, Courbet ou Maillol. "Je ne suis pas un moderne ", reconnaît-il avec une pointe d’ironie. Ai Weiwei, qui assure la préface de la nouvelle monographie de son ami**, voit cela autrement: "Dans le domaine de la sculpture par taille directe, les artistes qui peuvent se comparer à Wang Keping sont durs à trouver. Son œuvre est intégrale et autonome. Il a créé son propre système."
Face-à-face intime avec le bois
Autour du maître, nul essaim d’assistants corvéables déplaçant des troncs de bois pouvant peser plus de 300 kg. "Je veux avoir ce face-à-face intime. Toutes mes sculptures sont taillées dans un bloc. Il n’y a pas de repentirs possibles avec un burin ou un chalumeau. Rien ne peut être délégué." Seule sa fille Aline, qui a mis en pause en 2016 sa carrière d’ingénieure agronome, lui apporte un soutien logistique mais aussi, avoue-t-il, "un regard critique". Elle a suivi des cours à l’École du Louvre…
Wang Keping aime la solitude, travailler seul, libre, sans regard inquisiteur, lui qui a longtemps subi la censure communiste lorsqu’il était scénariste pour la télévision chinoise. Et dont le prénom Keping signifie "Libérer Pékin" ! Souvent, pour tromper un silence devenu trop angoissant, il allume un poste de radio où grésille de la musique classique. Au hasard des ondes, il arrive qu’un morceau de rock des années 1970 le replonge dans son passé. Alors, il mesure l’incroyable chemin parcouru, celui d’un artiste autodidacte, membre fondateur en 1979 du mouvement des Xing Xing, littéralement Les Étoiles, et dont les œuvres sont aujourd’hui collectionnées par les grands musées du monde.

Avec le sourire du chat du Cheshire, il lâche cette phrase énigmatique : "On pourrait dire que tout a commencé pour une radio-cassette… " Rembobinons alors l’histoire de ce sculpteur, né le 6 janvier 1949, dans le Hebei, près de Pékin. Keping est le fils de l’écrivain Wang Li et de l’actrice Yanjin Liu – que l’on a pu voir pour l’un de ses derniers rôles avec Gong Li dans Vivre ! de Zhang Yimou, grand prix du jury au Festival de Cannes.
Du camp de travail à l'exil
Forte tête, le jeune Keping a mené la révolte de son lycée, en pleine Révolution culturelle. Le voilà envoyé en camp de travail et de rééducation. L’intervention de sa mère lui permet de devenir comédien dans la troupe de théâtre de l’armée, dans la province du Yunnan. Doué, il devient acteur à la télévision centrale, puis scénariste dont les textes sont perpétuellement caviardés. Ayant fait la connaissance du peintre Bai Jinzhou, il découvre que certains artistes troquent leurs œuvres avec des Occidentaux. "Un scénario en chinois n’était pas une monnaie d’échange. Moi, je voulais comme mon ami acquérir un poste de radio, écouter de la musique interdite, danser avec les filles. J’ai tenté la peinture. Ce n’était pas brillant. Puis, un jour, j’ai pris un barreau de chaise que j’ai taillé. J’avais trouvé ma voie."

Ses œuvres, manifestement politiques, heurtent le pouvoir. Avec ses amis du groupe Les Étoiles, dont le jeune Ai Weiwei, il organise une mémorable exposition clandestine sur les grilles du musée des Beaux-Arts de Pékin. Silence, une tête en bouleau, ouvrant un œil et fermant l’autre — tout un symbole — est reproduite en une du New York Times. À la même époque, il rencontre Catherine, une Française enseignant à Pékin. Après plus d’un an d’attente d’autorisation administrative, ils peuvent se marier. Il lui faudra deux années pour obtenir son passeport et quitter la Chine. C’est le temps de l’exil… Grâce à Jack Lang, Keping obtient son premier atelier à Aubervilliers. Dès 1986, la galerie Zürcher lui consacre sa première exposition personnelle. Sa carrière internationale est lancée.
Wang Keping travaille entre le Val-de-Marne et la Vendée
Aujourd’hui, soutenu par la galeriste Nathalie Obadia, ce chevalier de l’ordre des Arts et Lettres poursuit son travail, jonglant entre ses ateliers du Val-de-Marne et de Vendée, "surtout depuis le printemps des premiers confinements". Dans ce lieu propice au travail hors norme, avec des outils faits maison, il coupe, taille, polit, noircit des "pièces compactes, monolithiques". Pas d’ordinateur ni de découpe 3D. Il aime à dire qu’il "ponce avec ses mains". "J’y vois un corps-à-corps, complice, sensuel, presque érotique". Ne déshabille-t-il pas le bois de son écorce ? Aline a convaincu son père de se lancer dans une geste monumentale. "Je l’ai encouragé, tant qu’il en a la force et l’énergie…"

Au printemps, on retrouvera ses œuvres dans les jardins du musée Rodin et à l’automne, une carte blanche lui sera donnée au musée Guimet. Pour l’heure, face à des pièces encore brutes, dont certaines sont issues de forêts millénaires, Wang Keping écoute les bois, peupliers, frênes, érables, cerisiers, ifs, pruniers, se confier à lui. Il colle alors son visage sur de petites fissures et ferme les yeux. "Et là, ils me chuchotent leurs secrets…"
*Métamorphoses, de Wang Keping, à la Galerie Nathalie Obadia, jusqu’au 12 mars 2022. 91, rue du Faubourg-Saint-Honoré, 75008 Paris.
** Wang Keping, Flammarion, 224 p., 49 euros.
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