Dans la première scène de Drôle de genre, vous apparaissez en dansant. Le grand public ne le sait pas, mais la jeune Victoria Mérida Rojas désirait être ballerine !
J’ai raccroché mes pointes il y a quarante-huit ans ! Jusqu’à l’âge de 14 ans, j’ai reçu une formation classique au Conservatoire national de danse de Madrid. Ce dont aurait rêvé mon personnage Carla. Quand j’ai lu dans le texte de Jade-Rose Parker que j’arrivais d’une soirée à l’opéra où l’on avait donné Le Lac des cygnes, je n’ai pas pu résister…
Pourquoi avez-vous abandonné la danse ?
À l’époque, ce n’était pas considéré comme un métier. Très vite, j’ai compris que cela ne me permettrait pas de gagner ma vie. Et je ne voulais pas devenir professeur. Moi, je rêvais de danser dans les ballets de Georges Balanchine. Un jour, ma prof de danse – dont le mari était metteur en scène au cinéma – m’a conseillé de passer un casting pour le film Obsesión de Francisco Lara Polp. J’ai été prise et j’ai pu reculer mon incorporation dans le bataillon des secrétaires.
Est-ce pour ce film que vous avez changé de nom ?
J’ai demandé à ma mère si je pouvais garder le mien. Elle m’a dit: "Change au cas où tu ne sois pas bonne comédienne." Infirmière de formation, elle connaissait ce métier car elle avait été doublure lumière – c’était une très belle femme avec un physique celte dû à ses origines irlandaises. Dans cette Espagne qui sortait de quarante ans de franquisme, une actrice était considérée comme une prostituée. Les choses ont un peu changé depuis, mais pas autant que l'on pourrait le souhaiter. J’ai donc cherché le saint du jour. Puis comme, nous étions en avril… j’ai choisi de m’appeler Victoria Abril.

La question de l’identité est le thème central de la pièce. Un sujet que vous abordiez déjà en 1977, dans l’un de vos premiers films, Cambio de sexo, de Vicente Aranda !
Mon personnage finissait par mourir en voulant changer de sexe. Avec Drôle de genre, où je reprends un rôle d'une femme transsexuelle, je vois une revanche sur ce destin contrarié. Comme si j’offrais à ce pauvre José Maria une seconde chance. Une renaissance, comme le nom du théâtre où nous jouons. Tragi-comédie de boulevard, Drôle de genre est une ode à la tolérance.
Cambio de Sexo avait été réalisé deux ans seulement après la fin de la dictature…
C’était très courageux, en effet. J’ai compris avec ce film le pouvoir thérapeutique de l’art. Je n’ai jamais entamé d’analyse, j’ai fait du cinéma. Moi, je ne raconte pas ma vie à quelqu’un que je ne connais pas. J’ai été payée pour me soigner.
La rencontre avec Vicente Aranda semble avoir été déterminante dans votre carrière…
C’est comme dans le flamenco, tu as un maître qui te suit pour toute la vie. Aranda a été un père de substitution. Je n’ai pas vraiment connu le mien qui a quitté ma mère quand j’étais très jeune. Vicente m’a donné les clés pour comprendre le cinéma. Il est devenu mon phare, mon confident, ma méthode pour devenir une meilleure actrice, un mentor avec lequel j’ai tourné 14 films, de 14 ans à 44 ans ! Bien plus que les trois avec Almodóvar sur une période, finalement, très courte de cinq ans. Grâce à son film Amants, j’ai même obtenu l’Ours d’argent de la meilleure actrice au Festival de Berlin.

Alors que vous n’avez jamais eu de prix avec Almodóvar !
Plus encore, je me suis fait attaquer par les féministes pour mon rôle dans Attache-moi !, qui soi-disant salissait l’image de la femme. Je n’ai pas fait ce métier pour incarner des femmes qui me ressemblent. Je suis un joker pour un réalisateur. Si tu ne trouves pas d’actrice pour ton film, Victoria est là pour te dépanner. Je peux tout faire, trans, bi, homo, hétéro.
"Deux ans sans rire, c’était trop long", avez-vous dit récemment. Est-ce la raison de votre retour dans une comédie ?
La distanciation sociale nous a fait mourir mentalement. Pendant cette période, j’ai très peu vu mes fils et ma mère. J’ai fait une dépression profonde pendant cette pandémie, suivie d’une crise existentielle – surtout quand on te jette à la face que ta raison de vivre est "non essentielle". Je n’allais pas partir à la retraite, tout de même ! J’avais perdu le nord. Je n’avais plus de raison de me lever. Je n’avais plus envie de vivre.
Comment avez-vous repris le dessus ?
Début 2021, je suis partie me soigner chez moi, à Malaga. Pas de télévision ni de réseaux sociaux, d’Internet. J’ai débranché. J’avais la mer, le soleil et les voisins… Je me suis reconstruite avec des choses simples, organiques. Puis au mois de mai, on m’a proposé de participer à l’émission de jeu culinaire MasterChef Celebrity. C’était épuisant. Mais ces dix-huit heures de travail et de voyages incessants m’ont enlevé l’idée d’en finir.

Puis, on vous a proposé de tourner dans la série phare de TF1 Demain nous appartient…
Je me suis fait virer à la septième semaine de MasterChef. Cela tombait bien (rires). De toute façon, je ne serai jamais arrivée en finale. Le niveau était incroyable. Même les plats que tu fais tous les jours, tu les rates. Tu paniques.
Votre apparition en guest-star dans cette série était un hommage à Talons aiguilles…
J’ai repris en quelque sorte le rôle de Marisa Paredes, celle d’une chanteuse sur le déclin, égoïste et insupportable. Même look Chanel. Je porte le prénom de Rebecca, celui que j'avais dans le film. J’ai adoré ce mois de tournage intense. J’ai même interprété dans un épisode la chanson Piensa en mi. Cette année, on fête les 30 ans de la sortie en France de Talons aiguilles.
Quel souvenir gardez-vous de ce tournage ?
30 ans ! Por Dios ! Mon Dieu ! Cela ne me rajeunit pas… On travaillait comme des fous, douze heures par jour. Et la nuit, on dansait. Comme je ne bois pas, je pouvais enchaîner, nickel chrome, avec le tournage. Ces cinq années avec Pedro ont été un incroyable tourbillon : j’ai fait trois films, Attache-moi !, Talons aiguilles et Kika, et donné naissance à trois enfants [l’actrice a perdu une petite fille. Son fils aîné, Martin, vend des vêtements vintage de marque. Félix travaille dans une start-up, ndlr].
Le titre espagnol Tacones lejanos, Talons lointains, semble correspondre désormais à votre relation avec Almodóvar…
Nous ne sommes pas fâchés. On n’est pas mariés… Vingt-cinq ans que nous n’avons pas tourné ensemble. Pedro aime les femmes dans la trentaine.
Vous êtes plus Bardem, Banderas ou Miguel Bosé ?
Cela dépend de la journée. Lundi, Bardem. Mardi, Banderas. Mercredi, Bosé. Chacun a son charme. Pourquoi choisir ? Il y a de la place pour tous (rires). L’art est un océan où toutes les embarcations flottent.

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