Les images de cette exposition semblent reliées entre elles, comme lorsque les photographies des ruines de New York après le 11-Septembre sont présentées à proximité de celles de Kaboul...
Steve McCurry : Oui, la juxtaposition d’images, de formes et de sujets a son importance. Dans un musée face à des sculptures et des peintures, c’est le même phénomène. Votre interprétation et votre cheminement restent cependant une affaire de choix personnel. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise voie.
Comment avez-vous sélectionné ces quelque deux cents photographies ?
Elles représentent les images de ma vie, de mes voyages, des gens que j’ai rencontrés. Elles expriment ce qui m’a frappé ou qui avait beau- coup de sens à mes yeux. Voilà ce que j’ai vu. J’y étais. Rien ne m’est apparu plus important que de voyager, de visiter différents lieux et cultures, de les observer, d’en apprendre davantage et de les capter en images. Il faut photographier avec son cœur, avec ses tripes.
Que vous inspire le fait d’être exposé ici à Paris ?
J’y suis venu pour la première fois lorsque j’avais 19 ans. C’était un souvenir merveilleux. Peu de villes dans le monde possèdent une telle densité historique et culturelle, tout comme New York, Londres ou Rome. Tant de grands artistes et d’écrivains y ont vécu...

Notamment Henri Cartier-Bresson qui a compté dans votre parcours.
Oui, lorsque j’étais étudiant, il était — avec Elliott Erwitt — mon photographe favori. Je rêvais de l’imiter, il avait rapporté de Chine, d’Inde, d’Espagne ou du Mexique des images magnifiques à une époque où voyager était très difficile. Avec son épouse Martine Franck, ils m’avaient reçu dans leur appartement. Je me souviens lui avoir montré mon travail, guettant nerveusement ses réactions. Il avait été élogieux. Une belle amitié s’est développée entre nous, il était comme un aîné, un parrain dans le monde de la photographie, qui avait survécu à la Seconde Guerre mondiale. Il a tant compté dans mes années de formation jusqu’aux années 1980, lorsque j’ai rejoint l’agence Magnum.
Vous avez été tenté à vos débuts par le cinéma documentaire. Pourquoi avez-vous finalement préféré la photographie ?
Filmer vous oblige à travailler avec du matériel lourd, un ingénieur du son, un monteur. Cela tourne au travail d’équipe. Je préfère travailler en solitaire, me laisser porter par la dimension imprévisible de la photographie. C’est une discipline plus spontanée. Il vous suffit d’ouvrir la porte de chez vous et d’aller là où votre instinct vous conduit.

La pratique de la photographie semble indissociable de l’idée de voyager. Comment se sont passés vos premiers périples ?
À mes débuts, j’ai visité l’Amérique du Sud, mais l’Inde reste ma première expérience d’immersion totale. Pendant deux ans, j’ai exploré la région et tenté de comprendre ce que j’observais. C’était une époque formidable car j’étais totalement libre. Sans engagement ni traites d’appartement. En revanche, j’ai découvert cette responsabilité qui m’incombait d’être le témoin de ce monde que je rencontrais. J’ai beaucoup travaillé afin de documenter ces cultures, et ce fut tout autant le cas lorsque j’ai décidé de passer la frontière pour me rendre au Pakistan, puis en Afghanistan. Je pressentais qu’il y avait là une histoire très importante à raconter. Depuis, j’y suis retourné une trentaine de fois.

En 1984, vous y avez réalisé ce portrait devenu très célèbre de la jeune Afghane aux yeux verts. Qu’avez-vous ressenti en apprenant que votre modèle, Sharbat Gula, venait tout juste d’être accueillie en Italie après avoir été chassée du Pakistan où elle a vécu trente-cinq ans ?
Ce n’était pas une surprise car nous étions restés en contact [Sharbat Gula avait été retrouvée en 2002 grâce à des recherches menées par le magazine National Geographic]. Elle a grandi au Pakistan, avant d’être arrêtée et renvoyée en Afghanistan. Elle s’y sentait chez elle. Mais la sécurité compte aussi. La savoir à l’abri avec sa famille est ce qu’il y a de plus important.
Vous souvenez-vous de l’instant précis où vous avez réalisé cette image ?
Plus ou moins. Notre rencontre fut si brève. Elle était là, parmi les jeunes filles de son école. Il y avait beaucoup de poussière, les enfants criaient, jouaient et sautaient partout. Et au milieu de cette agitation, tout était déjà en place. La lumière, l’arrière-plan... Cela s’est joué en un instant. Je n’ai presque rien eu à faire. Faire le point et déclencher.

Quelle importance a la notion de risque dans vos décisions ?
Il s’avère que je n’ai jamais eu l’ambition de devenir photographe de guerre. Et la situation la plus critique de toute ma vie n’y était pas liée.Je me trouvais dans un petit avion en Slovénie et, suite à une erreur de pilotage, nous nous sommes écrasés, je suis passé tout près de mourir.
Avez-vous beaucoup souffert des critiques que vous avez reçues en 2016, à propos de la présence de retouches sur vos photos ?
La vie est pleine de ces moments difficiles, comme, par exemple, lorsque j’ai perdu mes parents. Il faut se relever et aller de l’avant.
Mais est-ce que cela a changé quelque chose à votre perception de votre propre travail ?
Cela m’encourage à toujours tenter de mieux faire. M’améliorer, devenir une meilleure personne, travailler plus intelligemment. Je ne veux pas tomber dans la complaisance, mais faire le meilleur usage du temps qui me reste pour créer quelque chose qui ait du sens et en donne à ma vie.

En France vient de sortir le livre Enfants du monde – Portraits de l’innocence, rassemblant vos portraits d’enfants. Quel est votre secret pour capter ces regards si intenses ?
C’est une question d’observation attentive et de patience. Il faut savoir réagir rapidement et sentir les tenants psychologiques du moment. Les enfants ne vous offrent pas beaucoup de temps. Ils sont libres et incontrôlables. Je le constate avec ma fille Lucia, qui a 5 ans. Je pourrais la faire poser sur une chaise, mais cela ne sera jamais aussi vivant que si je tente de la saisir telle qu’elle est, naturelle et juste. Elle regarde autour d’elle, se lève et s’enfuit en courant. J’aurais beau lui dire "hé, attends une minute, je suis ton père", elle s’en fiche, le temps qu’elle m’accordait est déjà terminé (rires).
Le Monde de Steve McCurry, exposition jusqu’au 29 mai 2022 au musée Maillol, 59-61, rue de Grenelle, 75006 Paris.
Enfants du monde – Portraits de l’innocence, photographies de Steve McCurry, Éditions de La Martinière, 208 p., 50 euros.
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