Quand avez-vous initié votre collection ?
À partir de 2005. Mais je ne peux pas dire qu’il y ait eu un déclic fondateur. Ce fut un très long cheminement, fait de rencontres marquantes comme celles du couple de collectionneurs Barbier-Mueller, de Stéphane Martin, l’ancien président du musée, ou encore et surtout celle du président Jacques Chirac.
Le monde des arts premiers ne m’était pas inconnu auparavant. Ne serait-ce que d’une manière indirecte par la fréquentation des artistes du début du XXe siècle comme Picasso ou Braque qui y ont puisé leur inspiration. Mais il m’a fallu du temps pour quitter mon corset mental d’Occidental biberonné à la culture classique.
Aujourd’hui, de plus en plus, je me sens un citoyen du monde. Jacques Chirac m’a incité à créer des ponts entre les cultures, à pousser les murs, à rechercher le dialogue. Je partage son idée qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les cultures. Aucune nation, aucune civilisation, ne peut à elle seule résumer le génie humain.
Ce don au musée du Quai-Branly-Jacques Chirac était donc une évidence ?
D’autant plus que cette collection avait été présentée au public lors de l’exposition Éclectique en 2016 dans le cadre du 10e anniversaire du musée… De toute façon, je me suis toujours senti un simple dépositaire de cette collection, juste un passeur.
Deux ans plus tard, vous offrez à l’État ces 36 œuvres. D’une valeur de plus de 50 millions d’euros, cette donation d’art africain et océanien est la plus importante en France depuis 1945 ! Avez-vous été soutenu dans cette décision par votre épouse et vos quatre enfants ?
Nous avons toujours pensé que cette collection exigeait l’unicité de vue. Comme aucun de mes enfants, ni mon épouse, ne seraient en mesure de reprendre cette collection dans son intégralité, il y a donc un risque de dispersion. Comme je dis souvent, en forme de boutade : à votre mort, on disperse vos cendres au Père-Lachaise au petit matin, puis on disperse vos œuvres en salle des ventes, le soir venu…

Plus sérieusement, nous sommes fiers, ma famille et moi, que ces œuvres, créées par des "artistes sans cote", souvent de "simples salariés" de peuples et de monarchies, quittent définitivement le monde de l’argent.
Est-il vrai que vous avez renoncé aux déductions fiscales liées à cette donation ?
Il était hors de question de faire appel aux contribuables, qui n’ont pas à supporter le poids de ma générosité (rires). Il n’y a aucune arrière-pensée fiscale ou commerciale dans cette démarche. D’autant que mon groupe n’a pas de marque à défendre. Au-delà de cette donation, je vais financer durant cinq années les expositions temporaires qui se tiendront sur la galerie, à hauteur de 200.000 euros par an.
Considérez-vous cette donation, et aujourd’hui la création de cette galerie, comme un acte militant ?
D’une certaine manière. Il faut des actes symboliques, désintéressés. C’est nécessaire dans notre société matérialiste terriblement égoïste, qui oublie les valeurs spirituelles, l’esprit d’ouverture aux autres, et glisse dangereusement vers un repli identitaire.
Connaissez-vous l’Afrique ?
Pas aussi profondément, intimement que je le voudrais. Je le regrette. Faute de temps. Combien de fois la grande spécialiste des Dogons, Hélène Leloup, m’a proposé de l’accompagner ! Je suis un peu comme Helena Rubinstein qui n’était jamais allée en Afrique et pourtant aimait éperdument l’art de ce continent.
De quelle manière avez-vous constitué ce fonds ?
Personne ne m’a imposé une acquisition. Ce sont tous des coups de cœur… raisonnés. J’ai toujours fait extrêmement attention au pedigree des œuvres. Elles étaient connues, répertoriées, provenant de collections historiques ou prestigieuses comme celles de Charles Ratton ou Paul Guillaume. J’ai veillé à ce qu’elles soient toujours en accord avec les préconisations de l’Unesco, dont je suis Ambassadeur de bonne volonté, à savoir : ni volées, ni prises sous la contrainte ou la violence.

Avec Yves Le Fur, directeur du patrimoine et des collections du musée, nous avons tenu à ce que chaque œuvre soit extrêmement documentée, accompagnée d’entretiens avec des personnes de la diaspora, des spécialistes. Des informations accessibles sur une application que vous pouvez télécharger sur votre tablette ou smartphone*.
Que pensez-vous de la scénographie imaginée par Jean Nouvel ?
Il a créé les vitrines du futur. Ces "Aura" vont mettre un sérieux coup de vieux aux présentations classiques et vieillottes du genre. C’est clair et lumineux. Les œuvres semblent, tantôt suspendues dans les airs, tantôt enveloppées dans un cocon organique de verre. On ressent comme un souffle vital qui émane des œuvres. Emmanuel Kasarhérou, le président du musée, évoque "un halo et une vibration autour d’elles qui les placent dans toutes leurs dimensions physiques et spirituelles, à rebours de certains mirages du tout numérique". J’aime aussi l’idée de déambulation de cette galerie, sa douceur comme l’intérieur d’une maison où il ferait bon vivre.
Pendant toutes ces années au contact de ces œuvres, avez-vous ressenti leur force presque magique ?
Elles ont vécu… non, j’ai plutôt vécu autour d’elles. Au bureau comme à mon domicile. Souvent je tournais autour pour les regarder sous toutes les facettes. De cette façon, il me semblait que la somptueuse Maternité assise, Sénoufo, reprenait vie. Certaines ont des effets visuels saisissants tel ce Gardien de reliquaire eyema-byeri des Fang du Gabon. Si vous vous approchez, vous verrez son visage patiné suinter à la manière d’une icône miraculeuse.
Qu’est-ce qui vous touche justement dans ces objets ?
Voyez cette épingle à cheveux sculptée à la fin du XIXe siècle chez les Mangbetu du Congo. Quel raffinement, quelle délicatesse ! Comment a-t-on pu croire que celle qui le portait était dénuée de beauté, d’intelligence, de goût esthétique ? Que ce peuple était sans culture, sans sens artistique, avant notre arrivée sur le continent noir ?
Qu’est-ce qui distingue la sculpture africaine des antiquités grecques dont vous êtes aussi l’un des grands mécènes au Louvre ?
La sculpture grecque antique est celle qui décrit, selon moi, le mieux l’homme dans toute sa splendeur, sa corporalité parfaite, vraie. C’est virtuose. Les sculpteurs africains, eux, domptent la matière avec leur imagination. Ils s’affranchissent des conventions pour déstructurer le réel et atteindre une forme de spiritualité chargée de force. Ce sont des intercesseurs entre les vivants et l’au-delà. Dans ces civilisations qui ne sont pas de l’écrit, les sculptures sont des bibliothèques à livre ouvert. En ce sens, la sculpture africaine est l’une des formes d’art les plus abouties et les plus universelles du patrimoine artistique commun de l’humanité.

Pourquoi ressentez-vous un tel besoin de partage ? Jean-Luc Martinez affirme dans sa préface d’Un mécénat avec le Louvre que la citation de Churchill, "on vit de ce que l’on obtient, mais on construit sa vie sur ce que l’on donne", pourrait être la vôtre…
Vous ne vous construisez pas en fonction des biens que vous avez accumulés. À quoi je sers ? Voilà la seule question que l’on doit se poser quand on a réussi professionnellement**. L’ambition est saine si elle est mise au service du...
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