La photographe mexicaine Graciela Iturbide à l'honneur à la Fondation Cartier

Pour célébrer ses 80 printemps, la Fondation Cartier pour l’art contemporain consacre à cette légende de la photographie mexicaine une magnifique "exposition-portrait" dans laquelle on découvre son destin hors norme, sa grande humanité et même son fils l’architecte Mauricio Rocha, qui en a assuré la scénographie.

Par Raphaël Morata - 12 mars 2022, 06h48

 Devant un mur de paysages photographiés à la fin des années 1990 à Oaxaca, Graciela Iturbide à la Fondation Cartier pour l’art contemporain.
Devant un mur de paysages photographiés à la fin des années 1990 à Oaxaca, Graciela Iturbide à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. © Julio Piatti

Un jour, la mort lui est apparue dans un cimetière de l’État de Guanajuato. "Le squelette endimanché d’un vieil homme dévoré par les vautours m’a lancé : "Basta Graciela, va-t’en ! Tu as assez souffert. Retrouve les vivants !" " C’était au début des années 1970. Après la mort brutale de sa fille Claudia, alors âgée de 6 ans, Graciela Iturbide errait dans des limbes tristes, insondables, inconsolables. Elle photographiait frénétiquement Los Angelitos, ces enfants disparus que les traditions locales habillent en anges. "Cette rencontre, entre songe et dépression, m’a libérée d’un poids. La photographie m’a permis de faire mon deuil. Elle m’a sauvée…" Guidée par son bienveillant mentor, le grand photographe Manuel Álvarez Bravo, dont elle devient l’achichincle (l’assistante), la jeune mexicaine n’aura de cesse d’être enfin elle-même, de montrer à travers ses milliers d’images en noir et blanc "tous les invisibles" dont elle se sent faire partie. 

La photographe mexicaine Graciela Iturbide à l'honneur à la Fondation Cartier
Carnaval, à Tlaxcala, Mexique, en 1974. © Julio Piatti

"Née à Mexico en 1942, je viens d’un milieu conservateur qui m’a empêchée d’aller à l’université. Pour m’émanciper de ce carcan, je me suis mariée très jeune et j’ai eu trois enfants : Claudia, Mauricio et Manuel." Un temps intéressée par la littérature, elle s’inscrit finalement à 27 ans dans une école de cinéma où elle fait la connaissance de Manuel Álvarez Bravo. "Avec cet homme si sérieux, brillant, grand connaisseur de l’art pré-hispanique et de la musique, j’ai appris à être moi-même. » Elle devient même actrice, récompensée pour son rôle dans Los Nuestros, un film de Jaime Humberto Hermosillo. "Mon nom n’apparaît pas dans le générique. Car je ne voulais pas me brouiller définitivement avec ma famille qui avait déjà rejeté l’une de mes tantes, la célèbre actrice Rebeca Iturbide !" 

La photographe mexicaine Graciela Iturbide à l'honneur à la Fondation Cartier.
Son autoportrait pris en 1979 dans le désert de Sonora au Mexique.  © Julio Piatti

Après son drame familial, elle rompt pourtant définitivement avec un confort bourgeois, divorce de son mari l’architecte Manuel Rocha Díaz, délaisse le cinéma, "un milieu décevant et sans ambition artistique à l’époque. Tout le contraire de celui de mes amis réalisateurs d’aujourd’hui, Alfonso Cuarón et Alejandro González Iñárritu". Graciela part se reconstruire sur les routes sans asphalte du Mexique. Un cheminement souvent solitaire. "À cheval ou juché sur un âne", reconnaît-elle avec amusement. La jeune photographe découvre alors un autre pays, celui des villages reculés d’Ocumichu, d’Espinazo ou Cuetzalan, de ces "populations indiennes ostracisées" par une société qu’elle juge "encore très raciste". Elle partage alors la vie du peuple seri du désert de Sonora, ou encore celle de la communauté zapotèque de Juchitán. "La photographie a été une clé me permettant de pénétrer dans des univers insoupçonnés, de découvrir des rituels, processions funéraires ou encore rites de passage pour les jeunes filles lors de la fête du Lézard." 

"Je vis avec les gens. Je ne les regarde pas"

Sa démarche n’a rien d’une recherche du "cliché exotique", pas plus qu’elle n’a, selon elle, une valeur scientifique même si l’on peut y déceler une forme d’anthropologie de terrain. "Je vis avec les gens. Je ne les regarde pas. Je ne suis pas l’autre. J’instaure entre nous une complicité qui nous met au même niveau." Cependant, certaines de ses images sont devenues cultes, à son insu, comme la Nuestra Señora de las Iguanas (La Dame aux iguanes), reproduite sur des tee-shirts, affiches, et même sur des fresques à Los Angeles et San Francisco. Son éthique, désintéressée et toujours humaniste, lui vaut de nombreux prix à travers le monde et même l’insigne honneur d’être la première à photographier en 2006 la salle de bains (fermée depuis 1954) de Frida Kahlo où se trouvaient encore ses corsets, jambes orthopédiques et béquilles !  

La photographe mexicaine Graciela Iturbide à la Fondation Cartier
Nuestra Señora de las Iguanas, à Juchitán, 1979. © Julio Piatti

C’est à deux pas de la célèbre Casa Azul (Maison bleue) de cette artiste que Graciela réside et travaille. Rue Heliotropo, dans le quartier de Coyoacán, à Mexico, son fils architecte, Mauricio Rocha, lui a bâti ("au risque de se prendre cinq années d’analyse") d’abord sa maison puis son studio, un incroyable bâtiment de 7 mètres par 14. Cette tour de brique, "comme les fabriques de la fin du XIXe érigées par les Européens", s’élève sur trois niveaux "tournés vers l’intérieur". "Ma mère voulait une ambiance presque monacale, inspirée de l’atmosphère de l’atelier de Josef Koudelka qui l’avait tellement impressionnée, avec cette longue table pour poser les images." Mauricio, qui apprécie les "architectes silencieux" comme Luis Barragán, Louis Kahn et Alvar Aalto, a réalisé la scénographie sobre, presque minimaliste, digne "d’un temple", de l’exposition que la Fondation Cartier pour l’art contemporain consacre aux 50 années de carrière de sa mère. 

La photographe mexicaine Graciela Iturbide à l'honneur à la Fondation Cartier
L'architecte Mauricio Rocha a imaginé pour la scénographie de l'exposition de sa mère Graciela, des hauts murs d'argile dignes d'un "temple épuré propice à la méditation". © Julio Piatti

Sur des hauts murs d’argile, fendus par des meurtrières verticales, près de 200 images ainsi qu’une série inédite en couleurs réalisée à la demande de la Fondation. "Je ne saurais dire si j’ai une photographie préférée de ma mère. Ce qui m’impressionne ? Son corpus, sans concession, où les vides sur les images sont aussi importants que les scènes humaines ou animalières. J’y vois une forme de spiritualité, quelque chose de pur, d’intangible comme dans un film de Tarkovski." La tentation de l’abstraction ? Graciela s’en défend. Pour elle, certains paysages, comme ceux de la volcanique Lanzarote, où elle s’est rendue dernièrement, lui évoquent "les premiers temps de la Création". "Là-bas, j’ai compris Humboldt et Darwin. Ces roches parlent simplement de notre humanité, naissante et toujours fragile…"

Graciela Iturbide. Heliotropo 37, exposition organisée par Alexis Fabry, à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, jusqu’au 29 mai 2022.

www.fondationcartier.com

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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