En quelles circonstances avez-vous découvert l’œuvre de Marlene Dumas ?
J’ai remarqué son travail à Anvers au début des années 1990. Elle exposait dans la galerie Zeno X de Frank Demaegd qui représentait aussi Luc Tuymans, artiste que nous avons exposé en 2019 au Palazzo Grassi. Cela peut vous apparaître simpliste mais j’avais été attirée par sa façon d’attraper la vie à travers des portraits et de scènes érotiques. J’étais impressionnée par sa singularité. Peu d’artistes s’intéressaient alors à la peinture. Je ne l’ai pas rencontrée à ce moment-là. Marlene était plus secrète que Luc, davantage sociable…
C’est à Venise que vous avez engagé la conversation avec elle…
Lors d’une biennale où elle accompagnait, en tant qu’enseignante, un groupe d’élèves de l’école Die Ateliers d’Amsterdam. Plus tard, au cours d’une exposition à Milan, j’ai essayé de lui faire comprendre – une longue conversation de 4 heures tout de même – le but de la collection Pinault dont elle ne saisissait pas le sens. Nous avions alors acquis l’œuvre Mamma Roma que nous voulions présenter dans l’exposition Prima Materia. Elle avait peur d’être noyée dans des accrochages collectifs. Pour elle, chacun de ses tableaux est un morceau de sa vie. Elle a été rassurée par la sincérité et l’intégrité de notre démarche que lui a aussi expliquée M. Pinault lors d’une première rencontre.
Ce n’est pas une femme qui se livre facilement…
C’est une personne chaleureuse qui protège son énergie afin de ne pas se disperser. Pour que les choses puissent apparaître, elle doit disparaître. Une petite équipe, toujours la même, l’entoure depuis des années et lui permet de ne pas perdre pied. Un garde-fou, en somme.

Avez-vous visité son atelier ?
La première fois que je suis allée la voir à Amsterdam, où elle vit et travaille, son atelier était complètement vide. Elle m’a dit qu’elle vivait avec ce vide. Cela m’a déroutée. Sans doute voulait-elle me tester. Du coup, nous avons longuement parlé. Nous remplissions peu à peu l’espace avec nos mots.
Vous a-t-elle expliqué sa façon de travailler ?
Elle peint la nuit. Toujours toute seule. Elle va jusqu’à la nudité comme dans son autoportrait Saoule que nous présentons - après bien des discussions avec elle. Les toiles sont posées au sol. Certains portraits exécutés d’un seul jet. Elle joue avec ce qui la dépasse. Elle croit suffisamment en ce qu’elle fait pour que le hasard participe à la création. Elle a du cran, comme Caravage. Elle n’est pas là pour séduire. Sa peinture n’est ni réaliste ni décorative. Elle parle de faiblesse, mais d’une faiblesse qui agit comme une force. Je suis toujours chamboulée, parfois au bord des larmes, par son courage, sa prise de risque.
Dans quel état d’esprit se trouve-t-elle aujourd’hui ?
Elle traverse une période de deuils terrifiante, avec les disparitions de son mari, mort d’un cancer, et de son ami, l’écrivain Hafid Bouazza, avec lequel elle travaillait sur l’illustration du Spleen de Paris de Baudelaire. Son frère, que l’on voit enfant dans le tableau Le Bébé, est aussi très malade. Je suis heureuse que cette exposition la "rouvre" à la vie.

Peut-on parler d’une œuvre autobiographique ?
Cette formule est trop réductrice. Comme celle d’en faire simplement une peintre expressionniste. L’œuvre de Marlene est parlante, pas criarde. Certes, elle est traversée par ce qui lui arrive mais elle met sa destinée en écho avec le monde. Ses fantômes sont les nôtres. Ses combats sont les nôtres.
Quel sens donnez-vous à Open-end, le titre de l’exposition ?
Une fermeture peut être une ouverture. Rien ne s’arrête. Nous l’avons tous expérimenté ces dernières années. Nos disparus sont toujours avec nous. Nous vivons avec eux. Cela me fait penser à l’ouvrage de Vinciane Despret qui s’intitule Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent. Marlene vit dans cet entre-deux existentiel. Elle vient d’Afrique du Sud où certains peuples ont un rapport singulier avec l’au-delà.
En quoi la peinture de Marlene Dumas garde-t-elle des stigmates de l’Afrique du Sud ?
Elle a toujours été à l’écoute des minorités, passionnée par la communauté homosexuelle. Cela vient de cette conscience d’avoir vécu dans un monde de ségrégations, sans mixité raciale, sociale et sexuelle. Quand en plein apartheid, elle est arrivée à Amsterdam pour étudier, elle savait que le chemin de retour était impossible. Elle venait de découvrir Genet, Pasolini… Tous les portraits que nous présentons au Palazzo Grassi sont, pour elle, une manière de remercier et d’honorer tous ces "trahis" de l’histoire.

François Pinault parle, dans la préface du catalogue, d’une œuvre "aux couleurs hurlantes" et d’une "terrible beauté". Partagez-vous son point de vue ?
Il a parfaitement raison. Mais au-delà de la violence des images, ou tout du moins, de leur côté cru et érotique, il y a – elle le revendique elle-même – une quête d’histoires d’amour. Parfois terrible comme dans la relation entre Picasso et Dora Maar, voyez l’œuvre ambiguë Frappée. Si Luc Tuymans parle de la noirceur humaine, Marlene, elle, raconte la beauté humaine. À mes yeux, c’est une peintre optimiste.
Avec Marlene Dumas, vous présentez la première monographie d’une femme artiste !
Il est vrai que l’époque est propice à la (re)découverte de femmes artistes. Longtemps, elles ont été conditionnées à la modestie. Travaillant dans des petits ateliers, celles-ci ne pouvaient imaginer se projeter dans des lieux d’exposition vastes. Mais je tiens à dire que c’est parce que Marlene Dumas est une artiste majeure que nous lui avons ouvert les portes du Palazzo Grassi. Pas parce que c’est une femme. Il faut avoir un vécu, un parcours, pour investir un tel espace. Marlene a d’ailleurs été déstabilisée par le côté vertigineux de la proposition. Vous avez commencé ici avec l’exposition Éloge du doute.
Êtes-vous toujours saisie par ce sentiment à l’heure de cette 30e exposition de la Collection Pinault à Venise ?
Je n’ai pas un regard d’historienne de l’art. Chaque exposition est toujours une aventure humaine. Un voyage. Je ne saurais proposer un artiste que je n’aime pas. J’ai besoin qu’il se passe quelque chose entre son œuvre et moi. Je doute ? Évidemment. C’est peut-être mon côté féminin…
Open-end, de Marlene Dumas, au Palazzo Grassi, à Venise, jusqu’au 8 janvier 2023.
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