Tout semble paisible dans cette campagne du Limbourg belge qui jouxte les Pays-Bas, à quelques kilomètres des frontières allemande et néerlandaise. Carolein Smit et son mari Winnifred Limburg s’y sont installés il y a dix ans, faisant construire en pleine nature la maison cube propice à leur vie d’artiste. Lui pratique la photo au rez-de-chaussée, elle, la céramique au premier et, au second, ils se retrouvent dans un grand espace cuisine-bureau-salon. Et à chaque étage, on retrouve les paniers destinés aux deux chiens de la maison, Robbie et Haasje. Difficile de concevoir que cette organisation au cordeau coïncide avec l’imagination sans limite de Carolein.

On découvre ses œuvres au musée de la Chasse et de la Nature, dans une exposition organisée en partenariat avec la galerie Michèle Hayem, qui représente l’artiste pour la France. Certaines se sont fondues avec une étrange facilité dans le décor grand siècle des salles du premier étage. D’autres sont regroupées au rez-de-chaussée, des chiens, des faunes et des rapaces aux pelages et plumages chatoyants, dont l’apparente beauté cache souvent une part d’effroi, de destruction ou d’humour noir. "Carolein n’est pas une sculptrice animalière, elle n’a rien d’une céramiste traditionnelle, mais elle ose tout. Elle aime naviguer aux frontières du réel, de la mythologie et de l’iconographie religieuse populaire en interrogeant toutes les formes de beauté", témoigne Christine Germain-Donnat, directrice du musée parisien.
"L’argile représente pour moi la liberté"
Comme tous les matins ou presque, Carolein Smit s’est mise au travail peu après huit heures. Son mètre quatre-vingt-dix invariablement habillé d’un tee-shirt et d’un pantalon noir, elle peste contre la terre si sale. "Je la déteste une seconde, et puis je l’adore. Et cela depuis trente ans." Il y a quelques jours, elle s’est lancée dans une pièce monumentale, un Hercule presque aussi grand qu’elle, inspiré d’une œuvre de Goltzius, graveur hollandais du XVIIe. Comme à son habitude, elle est partie du socle et monte peu à peu, à l’instinct, sans dessin préparatoire. "Ça doit être une aventure !", admet-elle.

À sa portée sur le plan de travail, toutes sortes de choses lui servent à créer les effets de surface : une empreinte de feuille de chou dans du plâtre, un serpent de farces et attrapes, des morceaux de carton… L’argile souple roule sous ses doigts et l’Hercule prend forme. Elle peut travailler longtemps, en silence, poser des milliers de petits filaments à la pince pour composer le pelage d’une souris, percer des milliers de trous pour figurer l’effet de la peau. Mais n’allez pas lui demander d’expliquer sa technique, elle en est incapable. Sans doute parce qu’elle l’a inventée au fur et à mesure, après avoir suivi un stage de céramique. Son premier choix s’était pourtant porté sur la lithogravure apprise à l’Académie des Beaux-Arts de Bréda, dans son Pays-Bas natal. "L’argile ne m’a plus quittée. Elle représente pour moi la liberté."

Mais le vrai secret de Carolein Smit réside dans sa mémoire visuelle hors norme, qui lui permet de reproduire à sa façon tout ce qu’elle a aperçu une fois dans sa vie. Il faut dire que la nature environnante lui donne de grandes satisfactions, comme ce soir de printemps où le chant du grandduc s’est fait de plus en plus précis. Il était là, sur la terrasse, hypnotisant. On le retrouve sous forme de sculpture dans l’un des deux fours de l’atelier, visible par la porte entrouverte, encore tiède. Certaines de ses plumes sont déjà colorées. "Je n’aime pas émailler car cela demande de la patience." Bien sûr, on ne la croit pas tant elle excelle dans cet art si incertain, puisque les couleurs à base d’oxyde métallique ne se révèlent qu’à la cuisson. Certaines de ses pièces y passent huit à dix fois pour que l’effet désiré soit atteint. "J’aime que mes céramiques aient l’air belles au premier regard, et que l’on découvre tout à coup un détail terrible. Chaque œuvre raconte une histoire. À quel moment l’innocence devient coupable ? La vie passe à la mort ? Je cherche à explorer cette frontière, elle me fait avancer, je me sens en vie", explique cette femme aussi calme que son œuvre est tapageuse. Pour elle et son mari, les dimanches et les vacances n’existent pas, mais chaque jour, à 17 heures, la céramique retourne sous son film plastique. C’est l’heure de la promenade avec les chiens, afin de laisser le soin à la nature de jouer son rôle relaxant et inspirant. La vie quoi !
Dents ! Crocs ! Griffes ! jusqu’au 5 mars 2023 au musée de la Chasse et de la Nature, 62, rue des Archives, Paris IIIe.
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