Au musée Cluny, "le Moyen Âge est furieusement tendance"

Le seul musée national en France consacré à cette période de l’histoire a rouvert ses portes après vingt mois de travaux. Sa directrice Séverine Lepape nous raconte son lien très personnel avec ce singulier établissement du Quartier latin qui abrite tant de chefs-d’œuvre médiévaux comme La Dame à la licorne.

Par Raphaël Morata - 18 décembre 2022, 16h31

 Séverine Lepape pose devant des éléments décoratifs de l’église Saint-Germain-des-Prés.
Séverine Lepape pose devant des éléments décoratifs de l’église Saint-Germain-des-Prés. © Antonio Martinelli

Quels sont vos premiers souvenirs du musée de Cluny ?

Quand j’ai pénétré pour la première fois, alors adolescente, dans la cour de l’hôtel des abbés de Cluny, avec son style gothique flamboyant, j’ai eu la sensation d’être propulsée instantanément au Moyen Âge. Si évidemment j’ai été conquise par la beauté de la tenture La Dame à la licorne, c’est la profusion d’œuvres, notamment dans la salle de l’orfèvrerie plongée alors dans une pénombre d’où émanait un miroitement saisissant, qui m’avait littéralement fascinée.

Cette visite a-t-elle éveillé en vous une curiosité pour le Moyen Âge ? 

Elle y a contribué très certainement, comme la fréquentation d’églises ou encore la lecture d’ouvrages, du médiéviste Jacques Le Goff au romancier Umberto Eco, auteur du Nom de la rose. Si je suis rentrée à l’École des Chartes, c’est pour percer les mystères d’un univers qui ne se donnait pas à voir facilement, celui de la symbolique chrétienne, des enluminures, des armoiries…

Buste-reliquaire de sainte Mabille, bois polychromé, Sienne 1370-1380.
Buste-reliquaire de sainte Mabille, bois polychromé, Sienne 1370-1380. © Antonio Martinelli

Cluny est votre première direction d’établissement. Comme une évidence ?

S’il n’y avait eu qu’un poste, c’était bien celui-là. Mais je ne me destinais pas à diriger un musée. Archiviste paléographe de formation, j’aime la recherche. D’ailleurs en 2024, je serai commissaire générale d’une exposition consacrée à l’art au temps de Charles VII. J’ai adoré toutes ces années menant à la soutenance d’une thèse sur l’Étude iconographique de l’arbre de Jessé en France du Nord et en Angleterre du XIIIe au XVIe siècle. Après mon passage comme conservateur à la BNF, puis au Louvre où je me suis occupée de la collection Edmond de Rothschild, je me sentais prête à relever le défi de mener à bien la réouverture du musée de Cluny.

Les couronnes du trésor de Guarrazar, VIIe siècle.
Les couronnes du trésor de Guarrazar, VIIe siècle. © Antonio Martinelli

Quel était votre cahier des charges ? 

Celui d’accompagner la plus grande mue du musée depuis sa création en 1843. De le faire sortir du cadre, certes attachant, de musée de curiosités pour connaisseurs. D’en faire un lieu pour le grand public en le guidant à travers un parcours lisible, chronologique. Sans toutefois perdre le plaisir visuel d’une salle remplie, presque à touche-touche, d’objets, comme celle consacrée aux émaux de Limoges. Au quantitatif, nous avons privilégié le qualitatif. Nous n’avons augmenté la surface du musée (2.500 m2) que d’une centaine de mètres carrés. Désormais, il sera plus aisé de s’orienter dans ce collage d’architectures, allant des Thermes gallo-romains avec son frigidarium où est exposé le célèbre pilier des Nautes, à l’hôtel du XVe et sa magnifique chapelle médiévale ou encore aux parties rénovées au XIXe.

Au premier plan, Christ bénissant, Louvain, dernier quart du XVe, Sainte Marie-Madeleine, attribuée à Jan Borman I, fin XVe. Au fond, le Retable du Saint-Sacrement d’Averbode (1514).
Au premier plan, Christ bénissant, Louvain, dernier quart du XVe, Sainte Marie-Madeleine, attribuée à Jan Borman I, fin XVe. Au fond, le Retable du Saint-Sacrement d’Averbode (1514). © Antonio Martinelli

Que reste-t-il de la collection d’Alexandre Du Sommerard, père d’Edmond, premier directeur du musée ?

Si ce conseiller-maître de la Cour des comptes, qui installa sa collection d’objets du Moyen Âge dans cet hôtel particulier en 1833, revenait ici, il serait un peu déboussolé, mais il retrouverait ses petits. Et même un peu plus. Car aujourd’hui, la collection atteint 24.000 objets, dont 1.600 exposés.

Derrière cette Tête d’ange, XIIIe, provenant de l’église Saint-Louis de Poissy, des clés de voûte du collège de Cluny et le Retable de Saint-Germer-de-Fly, vers 1265.
Derrière cette Tête d’ange, XIIIe, provenant de l’église Saint-Louis de Poissy, des clés de voûte du collège de Cluny et le Retable de Saint-Germer-de-Fly, vers 1265. © Antonio Martinelli

Quelles sont, selon vous, les œuvres incontournables du musée ? 

Il y en a tant, de la Châsse des Rois mages aux vitraux de la Sainte-Chapelle… Je pourrais passer des heures à vous parler de La Dame à la licorne, ces six tapisseries mille-fleurs, allégories des cinq sens, qui gardent encore tant de secrets, mais je voudrais attirer l’attention de vos lecteurs sur trois pièces exceptionnelles moins connues. Il y a tout d’abord la statue d’Adam, probablement sculptée par Pierre de Montreuil au milieu du XIIIe siècle et arrivée au musée en 1887. Elle était initialement située au revers de la façade sud du transept de Notre-Dame de Paris. Ève, elle, a disparu… Il y a aussi cet ensemble spectaculaire de couronnes wisigothiques découvertes à Guarrazar, près de Tolède, au XIXe siècle. Ce trésor, acquis en 1859, a été probablement enterré au VIIIe siècle lors de l’invasion de l’Espagne par les troupes arabo-berbères. Enfin, une pièce d’orfèvrerie tellement délicate et poétique : la Rose d’Or que le pape Jean XXII offrit au comte de Neuchâtel de Nidau en remerciement de son soutien contre l’empereur Louis de Bavière.

La Dame à la licorne (vers 1500), tenture en laine et soie de six pièces aux armes de la famille Le Viste.
La Dame à la licorne (vers 1500), tenture en laine et soie de six pièces aux armes de la famille Le Viste. © Antonio Martinelli

Dans votre communication, vous évoquez un "Moyen Âge nouvelle génération". Qu’entendez-vous par là ?

Au sein de la communauté des historiens, il y a une vraie évolution pour théoriser cette période mal comprise. Je vous renvoie à la lecture de deux ouvrages récents, Nouvelle histoire du Moyen Âge de Florian Mazel, publié au Seuil, et L’Occident médiéval de Joël Chandelier, chez Belin. Le Moyen Âge est furieusement tendance. La rénovation du musée arrive au bon moment. Regardez l’engouement pour la licorne, emblème des start-up ! Par le biais des jeux vidéo, l’heroic fantasy, les romans de Tolkien, qui fut un éminent philologue et médiéviste, ou des séries comme Game of Thrones, les jeunes générations se sont passionnées pour un Moyen Âge qui n’est pas forcément un Moyen Âge historique. Qu’importe. Un élan s’est créé et nous voulons y participer.

Les façades du nouveau bâtiment, conçu par l’architecte Bernard Desmoulin, sont constituées de larges aplats de guipures métalliques reprenant un motif présent dans la dentelle de pierre de la chapelle de l’hôtel médiéval.
Les façades du nouveau bâtiment, conçu par l’architecte Bernard Desmoulin, sont constituées de larges aplats de guipures métalliques reprenant un motif présent dans la dentelle de pierre de la chapelle de l’hôtel médiéval. © Antonio Martinelli

Musée de Cluny, 28, rue Sommerard, 75005 Paris. 

www.musee-moyenage.fr/ 

Toulouse 1300-1400 : l’éclat d’un gothique méridional, jusqu’au 22 janvier 2023.

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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