À Berlin, le château des Hohenzollern laisse place au Humboldt Forum

En lieu et place de l’ancien château des Hohenzollern bombardé en 1945, puis détruit en 1950, s’élève désormais sa quasi-réplique, destinée à héberger sur 30.000 m2 une université, deux bibliothèques et trois musées. Et surtout quantité de débats sur la courte histoire coloniale de l’empire, déboulonnage inclus.

Par Marie-Eudes Lauriot Prévost - 10 novembre 2021, 10h30

 Façades brutalistes et baroques composent le Humboldt Forum. Son dôme surmonté d'une croix dorée fait face à celui de la cathédrale de Berlin.
Façades brutalistes et baroques composent le Humboldt Forum. Son dôme surmonté d'une croix dorée fait face à celui de la cathédrale de Berlin. © Julio Piatti

Si classique dehors, iconoclaste et truffé de haute technologie dedans… Telle n’est pas la moindre des contradictions du Humboldt Forum qui vient d’ouvrir ses portes au centre de Berlin. En face de l’île aux Musées, le projet signé de l’architecte italien Franco Stella est colossal. 

Cet immense rectangle de béton gris alterne des façades rectilignes brutalistes et des éléments baroques, répliques de celles de l’ancien château des rois de Prusse qui s’élevait ici jusqu’en 1950. Il aura fallu près de dix ans à sa construction, émaillés de polémiques entre anciens et modernes, nostalgiques de l’Est et de la grande Prusse, tenants de la cancel culture et conservateurs de collections d’œuvres d’art asiatiques et africaines… 

Situé entre la Tour de Berlin et la porte de Brandebourg, le Humboldt Forum porte le nom des frères Humboldt.
Situé entre la Tour de Berlin et la porte de Brandebourg, le Humboldt Forum porte le nom des frères Humboldt, deux figures de l'Allemagne du XIXe siècle dont le nom symbolise autant l'éducation, la science et la culture. © Julio Piatti

Un condensé des questions sensibles du moment, et à l’arrivée, la réunion sous le même toit et sur 30.000 m2 de trois musées, deux bibliothèques et une université. Le tout sous l’égide des frères Humboldt, pour ancrer la volonté universaliste du lieu. Prussiens par leur père et français par leur mère, imprégnés de l’esprit des Lumières, ils incarnent tout autant l’éducation que la culture, la science, l’écologie avant l’heure, le courage que l’humanisme. 

L’aîné Wilhelm, né en 1767, fut philosophe, linguiste et fondateur de l’université de Berlin. Son cadet de deux ans, Alexandre, fut naturaliste, artiste et explorateur. "À la lumière d’aujourd’hui, ils ont tout de politiquement correct", reconnaît David Blankenstein, chargé de concevoir sur les deux frères une courte exposition permanente dans le hall d’entrée. 

Le parcours des frères Humboldt fait l"objet d"une courte exposition présentée dans le hall et réalisée par l"historien d"art David Blankenstein.
Le parcours des frères Humboldt fait l'objet d'une courte exposition présentée dans le hall et réalisée par l'historien d'art David Blankenstein. © Julio Piatti

Avec l’esprit poil à gratter qui caractérise le Humboldt Forum, cet historien d’art a tout de même exhumé une gravure d’Alexandre à Cuba, en 1804, servi à table par un esclave noir. "À l’époque, il ne condamne pas l’esclavage, ce qu’il fera en 1825. Nous ne devons pas répéter l’histoire comme elle a été écrite mais la réécrire de façon plus juste et fouillée", justifie-t-il. 

Des collections d'art asiatique et africain

Réécrire l’histoire de façon plus juste, vaste programme qu’ont dû aborder les cent cinquante conservateurs des nouveaux musées du Humboldt Forum. L’un consacré à l’histoire de Berlin et les deux autres étant en fait un transfert des musées de Dahlem fermés en 2016. 

Construits dans les années 1960 dans la partie ouest de la ville, ils ont abrité jusqu’à 1,6 million d’objets, pour l’essentiel des collections d’art asiatique et africain amassées pendant la courte période coloniale de l’Empire allemand, de 1871, année de l’unification, à sa chute en 1918. Namibie, Togo et Cameroun, elle est pour l’essentiel africaine, ce qui n’empêche pas l’Allemagne de lancer au début du XXe siècle des expéditions de collecte en Asie particulièrement fructueuses, si l’on en juge par le nouveau musée d’Art asiatique. 

Au 3e étage de l"aile ouest, le musée d"Art asiatique est placé sous l"égide de la Fondation du patrimoine prussien.
Au 3e étage de l'aile ouest, le musée d'Art asiatique est placé sous l'égide de la Fondation du patrimoine prussien. © Julio Piatti

Situé au troisième étage de l’aile ouest, il vaut à lui seul la visite par la qualité de la collection présentée, à l’image de fragments des grottes de Kizil, oasis de la route de la soie au bord du désert de Taklamakan, réputées pour abriter de fantastiques fresques bouddhiques du IIIe siècle. À partir de 1903 et pendant dix ans, les explorateurs Grünwedel et Le Coq vont en prélever près de 500 m2… présentées ici dans une scénographie très juste. 

Un étage au-dessous, le musée Ethnographique nous emmène en Océanie, avec une large place faite à l’impressionnant prao de l’île de Luf en Papouasie de près de vingt mètres de long, témoin d’un savoir-faire de charpentier naval disparu. Et en Afrique autour du trône des rois Bamoun du Cameroun, cadeau du sultan Njoya à l’empereur Guillaume II. 

Au musée Ethnographique, figure parmi les objets remarquables à découvrir le pirogue à balancier de Nouvelle Guinée, collectée en 1803 lors d"une expédition coloniale.
Au musée Ethnographique, figure parmi les objets remarquables à découvrir le pirogue à balancier de Nouvelle Guinée, collectée en 1803 lors d'une expédition coloniale. © Julio Piatti

L’un comme l’autre illustrent la difficulté de faire vivre le mieux possible ces collections, problématiques au regard du mouvement anticolonialiste contemporain. "Nous avons fait le choix d’exposer ces objets et aussi leur biographie au grand jour comme une forme d’hommage aux populations dont ils sont issus", clarifie le directeur de la toute nouvelle institution, Hartmut Dorgerloh. "Nous devons écouter et ne pas asséner comme nous l’avons fait jusqu’à présent. Nous voulons être un phare en matière de recherches de provenances." 

Historien de l"architecture, Hartmut Dogerloh est le nouveau directeur de l"institution.
Historien de l'architecture, Hartmut Dogerloh est le nouveau directeur de l'institution. © Julio Piatti

Partager les objets plutôt que les posséder, créer un débat universel, questionner l’histoire, appréhender les influences extérieures : cet historien de l’architecture, né à l’Est, se souvient de ses années étudiantes, quand il était guide au château de Potsdam. 

À l’époque, en lieu et place du Humboldt Forum brillait le palais de la République, haut lieu de l’ex-RDA construit en 1973 sur les fondations du château des rois de Prusse. Il abritait le siège de la Chambre du peuple, un restaurant, une salle de spectacles, un bowling, une discothèque. "Dans la mémoire de beaucoup d’Allemands de l’Est, ce lieu symbolisait l’idéalisation d’une époque, il y faisait chaud, les cabines téléphoniques fonctionnaient, nous nous y donnions rendez-vous", poursuit Hartmut Dorgerloh. 

Laissé en friche à la chute du mur, le palais de la République a finalement été démoli en 2006, officiellement en raison de la présence d’amiante dans ses murs. Mais ce prétexte n’est jamais passé pour toute une partie de la population de Berlin qui accuse l’Ouest d’avoir "colonisé" l’Est. Parmi ses plus virulents opposants, le Humboldt Forum a rassemblé des groupes peu familiers les uns des autres, entre ostalgiques (nostalgiques de l’Est) et anticolonialistes. 

En attendant le printemps 2022, qui devrait voir s’ouvrir l’ensemble des portes du Humboldt Forum, reste à voir si Berlin gagnera le pari de transformer ce haut lieu de l’histoire locale en plate-forme universelle, baroque dehors, bouillonnante dedans.

www.humboldtforum.org/de/

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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