Vous êtes déjà l’auteur de deux biographies de la reine. Pourquoi vous être lancé dans l’écriture d’une troisième ?
Ce qu’il y a de fascinant lorsqu’on travaille sur Élisabeth II, c’est que l’histoire entre vos mains ne cesse d’évoluer, puisque chaque jour de nouvelles choses se passent. Il y a là un défi en soi pour toute biographe. Au cours des quatre dernières années, j’ai découvert de nombreuses nouvelles archives, et j’ai recueilli les témoignages de personnes qui l’ont connue. Cela constitue autant d’angles nouveaux pour compléter et enrichir le récit infini du destin de la femme la plus célèbre au monde. Sa Majesté, elle-même, m’a aidé en me donnant accès à des documents, notamment les journaux et rapports confidentiels de la Seconde Guerre mondiale, qui jusque-là n’avaient pas été consultés.
Que nous apprennent-ils ?
Ils éclairent de près la manière dont la future souveraine a vécu la guerre, l’un des deux événements qui ont façonné de la manière la plus déterminante son existence et son règne. Le second étant, bien sûr, sa rencontre avec le prince Philip. À la lecture de ces documents, l’on est frappé de voir à quel point la menace et le risque ont été présents durant son adolescence. Lorsqu’elle a 14 ans, alors que les bombes s’abattent sur Londres et le palais Buckingham, ses parents craignent qu’elle ne soit victime d’une tentative de kidnapping par les forces ennemies. Au point qu’ils se décident même à l’envoyer à l’étranger. Ils consultent à ce sujet le Premier ministre, Winston Churchill, qui s’y oppose. Il est probable qu’elle a beaucoup repensé à ce moment de sa vie avec la crise de la Covid-19 et, maintenant, la guerre en Ukraine.
Quelle période de son règne est pour vous la plus complexe à appréhender ?Sans doute les années 1990, lorsque les désastres médiatiques et familiaux s’enchaînent, comme le divorce de sa fille Anne, les frasques de Sarah Ferguson, la sortie du livre d’Andrew Morton sur Diana... Mais elle reste en apparence si calme, en contrôle. Difficile de savoir comment les événements l’affectent réellement. En tout cas, elle ne panique jamais. J’en ai beaucoup parlé avec ses conseillers et d’anciens chefs d’État, notamment le président américain George W. Bush. Il l’a d’abord connue lorsqu’il était enfant, au moment où son propre père étant président, puis pendant ses deux mandats. Il m’a dit avoir été impressionné par sa ténacité, son réalisme. Sans doute tient-elle en partie ces traits de son père. Ancien officier de la Marine, George VI savait garder le cap dans la tempête.

Vous soulignez son pragmatisme...C’est là sa première qualité. À la différence de son fils, le prince Charles, qui est un romantique, comme sa grand-mère, la défunte Queen Mum. Élisabeth II ne se perd pas dans la contemplation ni ne regarde dans le rétroviseur. Elle est concrète, les pieds sur terre, elle va de l’avant. Un trait qui l’aide à incarner la stabilité et la sagesse qu’exige sa place à la tête de la monarchie constitutionnelle. Cela me rappelle ce que George W. Bush me disait juste après l’attaque du Capitole à Washington, en janvier 2021. Selon lui, un tel désordre ne surviendrait pas au Royaume-Uni, car l’État s’y partage entre deux entités à la fois jumelles et très différentes : le gouvernement d’un côté, la Couronne de l’autre. Les gens peuvent sans se contredire, détester l’un et adorer l’autre. Aux États-Unis et dans tous les pays où les deux se confondent, c’est impossible.
Ce sont des crises moins politiques qu’intimes qui atteignent la reine dans la sphère publique. Comment les difficultés conjugales de ses enfants l’ont-elles touchée personnellement ?
Évidemment beaucoup plus qu’on pourrait le croire. Premièrement, parce que la famille est le cœur battant de l’institution. Ensuite, et on a tendance à l’oublier, parce que la foi est pour elle essentielle. Élisabeth II est une personne d’une grande profondeur spirituelle et très dévouée envers l’Église qu’elle révère. Elle aime aller à la messe et se tient très au courant de l’actualité épiscopale. Sa fibre religieuse s’enracine aussi dans son goût pour la routine. À ses yeux, celle-ci n’a rien de négatif. Au contraire, les rituels et la répétition sont des sources de réconfort et d’apaisement dans la vie profondément extraordinaire qui est la sienne.
Comme lors de cet ébranlement sans précédent qu’a été la mort de Diana ?
Tout à fait. Et c’est là l’une des découvertes du livre. Il a été beaucoup raconté que le Premier ministre Tony Blair et son directeur de communication Alastair Campbell sont venus à la rescousse de la famille royale en organisant les funérailles. Les témoignages que j’ai pu recueillir révèlent une version des faits plus nuancée. Ils prouvent, bien sûr, que la reine et ses conseillers n’ont en réalité jamais levé le pied, bien au contraire. À l’annonce du drame, ils restent aux commandes. Le lord-chambellan rédige rapidement une note avec des propositions sur la tonalité à donner à l’événement. Il suggère notamment que les funérailles soient publiques et qu’elles rompent radicalement avec la tradition et le protocole. Élisabeth II valide l’ensemble. En réalité, la plupart des décisions sont déjà prises quand Tony Blair et Alastair Campbell arrivent au palais de Buckingham.
D’où lui vient sa détermination ?
Ses secrétaires particuliers évoquent volontiers sa bonne santé, sa foi et le prince Philip. Mais il y a aussi le plaisir, la joie sincère qu’elle éprouve à mener à bien ses responsabilités royales. C’est d’après moi l’un des défauts de la série The Crown, sur Netflix, que de la dépeindre en femme accablée par ses responsabilités. Cette idée est tout simplement fausse. Sa Majesté a toujours profondément aimé rencontrer les Britanniques et interagir avec eux. Elle aime les réceptions, les visites, les dîners, les cérémonies. On a eu tort de croire qu’il fallait qu’elle lève le pied à la mort de Philip. C’est tout le contraire. Elle a besoin de tout cela pour continuer à avancer.
Que pensez-vous de la série The Crown ?
Je n’ai pas aimé du tout. La série a sincèrement des qualités, mais sur les détails comme la psychologie des personnages, elle prend trop de libertés avec la réalité et nous induit en erreur. Par exemple, à propos du documentaire Royal Family, tourné pendant un an à Buckingham, en 1968, il est faux de dire qu’il a déplu à la reine, qu’elle a voulu l’interdire et a regretté de l’avoir fait. En réalité, c’est tout le contraire ! La famille royale était ravie du résultat, et le film fut un énorme succès dans le monde entier. Mises à part de telles contre-vérités, The Crown a au moins un mérite, celui d’avoir montré l’intérêt phénoménal que continue de susciter la monarchie à travers le monde. J’en discutais récemment avec Joseph Nye, l’homme qui a inventé le concept de soft power. Il me disait que si le leadership du Royaume-Uni a faibli avec le Brexit, les Britanniques peuvent compter sur la Couronne pour continuer à faire rayonner le pays et sa culture. En témoigne l’écho mondial que rencontrent, dès qu’il s’agit de notre famille royale, les mariages, les funérailles, les interviews télévisées...
LIRE AUSSI NOTRE DOSSIER >> The Crown, pour tout savoir sur la série Netflix
Vous avez rencontré la reine à de multiples reprises. Quelle impression vous a-t-elle laissée ?
Cela peut sembler évident, mais j’ai été frappé de voir à quel point elle était extrêmement sollicitée. Lors de ses réceptions, il y a parfois jusqu’à six cents personnes autour d’elle. Tout le monde veut lui parler, et tout le monde, aussi, est intimidé de le faire. Mais elle parvient toujours à vous mettre à l’aise, notamment, grâce à son pragmatisme. Dans la conversation, elle préfère les choses concrètes aux grandes idées. Elle...
Connectez-vous pour lire la suite
Profitez gratuitement d'un nombre limité d'articles premium et d'une sélection de newsletters
Continuer
Un journalisme d’excellence, des contenus exclusifs, telle est la mission de Point de Vue. Chaque article que nous produisons est le fruit d’un travail méticuleux, d’une passion pour l’investigation et d’une volonté de vous apporter des perspectives uniques sur le monde et ses personnalités influentes. Source d’inspiration, notre magazine vous permet de rêver, de vous évader, de vous cultiver grâce à une équipe d’experts et de passionnés, soucieux de porter haut les couleurs de ce magazine qui a fêté ses 80 ans. Votre abonnement, votre confiance, nous permet de continuer cette quête d’excellence, d’envoyer nos journalistes sur le terrain, à la recherche des reportages et des exclusivités qui font la différence tout en garantissant l’indépendance et la qualité de nos écrits. En choisissant de nous rejoindre, vous entrez dans le cercle des amis de Point de Vue et nous vous en remercions. Plus que jamais nous avons à cœur de vous informer avec élégance et rigueur.