Une cliente parmi d’autres, assise sans façon au bout de la longue table du Mudam Café. Chacun l’a reconnue et personne ne s’étonne. La grande-duchesse de Luxembourg grignote une salade bio tout en passant en revue son emploi du temps avec sa directrice de la communication, installée en face d’elle. En retrait, discrets, souriants, deux officiers de sécurité.
Dans cette salle noyée de soleil, sous la tonnelle imaginée par les designers français Ronan et Erwan Bouroullec, on se croirait moins dans le musée d’Art moderne de Luxembourg, voué en fait aux œuvres contemporaines, qu’en terrasse d’un petit port méditerranéen, à l’heure des conversations. La grande-duchesse nous invite à la rejoindre. Quelques mots échangés à bâtons rompus, puis l’entretien commence.
Madame, il y a une action qui vous est chère et que vous effectuez en toute discrétion, c’est la visite aux malades en fin de vie…
En principe, je préfère naturellement y aller seule. C’est un cœur à cœur, un échange singulier et tout intime, un rendez-vous aussi qui remonte à loin. Étudiante, je visitais les personnes âgées dans une maison de retraite à Genève et cela m’avait marquée. J’ai lu un livre de la psychiatre Elisabeth Kubler-Ross, la première à avoir parlé de soins palliatifs pour que les personnes en fin de vie ne soient pas dans la souffrance. Elle a aussi parlé de la douleur morale et psychologique que l’on pouvait éprouver face à la mort et de l’importance de l’accompagnement.
Parlez-vous de ces visites à votre époux?
Bien sûr! D’une part, cela me fait beaucoup de bien, me libère d’expériences parfois difficiles, et puis il est demandeur, il s’intéresse à ce que j’ai vécu. Notre travail est un travail d’équipe. Nous sommes complémentaires.
Sur un tout autre terrain, qu’appréciez-vous particulièrement au Mudam?
D’abord le bâtiment. Il constitue une œuvre en soi. Ieoh Ming Pei a su imaginer des formes modernes et pures. Il a conçu un bâtiment d’une légèreté extraordinaire, encore accentuée par des espaces vitrés permettant au visiteur d’entreprendre une promenade culturelle comme à ciel ouvert. Je veux aussi saluer les activités pédagogiques lancées par l’équipe du Mudam qui initie les enfants à l’art, dès 3 ans.
Deux ou trois œuvres du musée qui vous ont marquée?
Many Spoken Words, de l’artiste luxembourgeoise Su-Mei Tse, lauréate du prix Edward Steichen et du Lion d’Or à la Biennale de Venise. À travers cette œuvre tant visuelle que sonore, je suis sensible au fait que Su-Mei Tse évoque de manière subtile le pouvoir infini et fragile des mots. Une autre œuvre que j’affectionne s’impose dès le hall d’entrée où le visiteur passe près de deux tableaux, en fait des sculptures en bois de l’artiste allemand Stephan Balkenhol, représentant les portraits de mes beaux-parents.
Existe-t-il une réelle scène artistique luxembourgeoise?
Elle a pris un véritable essor avec l’ouverture du Casino et du Mudam pour l’art contemporain. On peut y découvrir nombre d’artistes luxembourgeois d’envergure internationale. Et puis la désignation, à deux reprises, de Luxembourg comme capitale européenne de la culture, a favorisé la création. Il y a eu un avant et un après! Sur le plan musical aussi nous avons une concentration inouïe de jeunes talents qui portent haut les couleurs de notre pays. D’autre part, des réalisateurs de renommée mondiale choisissent le grand-duché, pour ses décors naturels uniques ou pour les avantages réservés par le gouvernement aux œuvres cinématographiques coproduites chez nous. Ainsi, nous venons de gagner notre premier Oscar, dans la catégorie court-métrage d’animation, avec Monsieur Hublot, une production franco-luxembourgeoise!
Parlez-nous du prix Edward Steichen…
J’ai accepté d’enthousiasme le haut patronage du prix Edward Steichen qui a pour but de constituer un trait d’union transculturel et artistique entre le grand-duché et New York, ville d’adoption de ce photographe d’origine luxembourgeoise. En offrant là-bas une résidence à de jeunes artistes luxembourgeois ou issus de la Grande Région, le prix Edward Steichen constitue un formidable tremplin pour leur carrière.
Comment envisagez-vous votre charge?
C’est d’abord un rôle d’accompagnement, encadré selon les nécessités que mon mari me fait sentir. Car il y a des domaines, de par sa position, qui sont siens, et d’autres qu’il a besoin de partager. Nous échangeons beaucoup. Concernant les domaines qui me sont plus personnels, mon mari m’a toujours encouragée à me réaliser. C’est ainsi que je me suis engagée avec l’Unesco, l’Unicef, que j’ai lancé une action au Burundi…
Parlez-nous justement de ce projet!
Il me tient à cœur infiniment. D’ailleurs, cela a commencé avec la France et Anne-Aymone Giscard d’Estaing, que j’aime et admire. Au temps où j’étais grande-duchesse héritière, elle m’invitait aux conférences de sa fondation pour l’enfance. C’est là que j’ai été alertée sur la situation des mineurs mis en prison, pour des délits de droit commun, dans les pays d’Afrique. Je me suis promis d’agir. Il y a cinq ans, j’ai pu me rendre au Burundi qui sortait d’une guerre civile. Je suis entrée dans la prison principale de Bujumbura où j’ai rencontré des enfants de 13, 15 ans. Leurs conditions d’incarcération sont inimaginables. Ils me prenaient par la main, s’accrochaient à ma main, me demandaient de les sortir de cet enfer, m’avouant ce qu’ils vivaient et que je vous épargnerai. Il m’était impossible de repartir et d’oublier.
Qu’avez-vous fait?
Sur place, il y a une femme admirable, Maggy Barankitse. Pendant le génocide, elle recueillait sans distinction les orphelins hutus ou tutsis. J’ai noué une amitié très forte avec Maggy et nous avons créé le "Projet de la main tendue". Via ma fondation, nous finançons les avocats pour retrouver les papiers de ces enfants qu’on oublie en prison, qui n’ont pas d’identité. Nous finançons des assistantes sociales, des infirmières, toute une structure pour essayer de faire libérer ces enfants. En quatre ans, nous en avons sortis 370 de prison. J’en suis si heureuse!
Vous témoignez toujours d’une véritable empathie. Comment parvenez-vous à vous protéger et à faire des choix?
S’il y a une chose que j’ai apprise depuis mon mariage, et cela m’a pris du temps, c’est justement de fixer des priorités. Il faut admettre en toute humilité ses propres limites et en tenir compte pour définir ce que l’on peut accomplir de façon efficace. Longtemps, mes priorités ont été mes enfants, c’était fondamental. Cela a été parfois difficile à faire entendre à l’entourage mais j’ai fini par réussir.
Vos endroits secrets, au grand-duc et à vous, lorsque vous voulez avoir un moment de détente?
L’un de nos lieux d’excursion favoris est la forêt de Consdorf, dans le Müllerthal, la petite Suisse luxembourgeoise. Sa végétation extraordinaire parmi des formations rocheuses impressionnantes crée une atmosphère féerique. Par ailleurs, lorsque nous recevons des invités de l’étranger, je ne peux m’empêcher de leur faire découvrir le chemin de la Corniche, "le plus beau balcon de l’Europe", selon l’écrivain luxembourgeois Batty Weber. Il s’étend sur les remparts de la capitale, offrant une superbe vue sur la vallée de l’Alzette et la pittoresque ville basse.
La discrétion qui préside à votre vie tant publique que privée incite à vous demander ce que vous pensez de la confusion que font parfois les médias entre princes et stars. Cela vous inquiète-t-il?
J’ignore si c’est là un danger pour les monarchies, mais je crois que c’est très difficile à vivre. Cela fait peser sur de jeunes princesses une pression qui est au-delà de ce qu’elles peuvent affronter en début de mariage ou lorsqu’elles commencent à fonder une famille. Le star system n’est pas le système monarchique. Ce sont deux choses différentes et le mélange des genres n’est bon ni pour les uns ni pour les autres. Mes belles-filles savent que notre famille a toujours essayé de garder une certaine discrétion qui est appréciée de nos concitoyens. On doit être le reflet de son peuple et le peuple luxembourgeois respecte notre vie privée. Mes belles-filles ont compris cet état d’esprit qui d’ailleurs correspond à leur nature. Ce sont des femmes merveilleuses, intelligentes, créatives. Et discrètes. Elles sont adorables.
Vous êtes l’une des premières roturières à avoir épousé un souverain. Comment cela a-t-il été possible?
C’était dans l’air du temps. Avant moi, la voie a été ouverte par les reines Sonja de Norvège et Silvia de Suède. De ce fait, il y a d’ailleurs quelque chose qui nous lie particulièrement toutes les trois. J’ai une profonde affection pour elles. À l’époque, au contraire de ce que prétend une rumeur sans fondement, j’ai trouvé un soutien immédiat chez la grande-duchesse Charlotte, la grand-mère de mon mari. Ce qui montre l’ouverture d’esprit de cette grande souveraine qui m’a toujours témoigné beaucoup d’affection.
En épousant votre mari, vous vous êtes mariée aussi au Luxembourg…
C’est certain. Et j’espère que les Luxembourgeois sentent que je les aime. J’avais dû quitter ma terre natale, j’étais privée du sentiment d’appartenance à une patrie. Et ce sentiment, j’ai le privilège de l’avoir retrouvé en me mariant et en servant le Luxembourg, mon pays.
Ce ré-enracinement a-t-il nourri votre passion pour l’Europe?
Elle est née bien avant. Par les études et la culture. Hors nos vacances en Espagne, j’ai passé mon adolescence à Genève, dans une école française, à tel point que le français m’est plus familier que l’espagnol. Je me sentais déjà profondément européenne. J’ai essayé de transmettre ces origines plurielles à mes enfants, même s’ils sont avant tout luxembourgeois.
Leur avez-vous dit les conditions de votre départ de Cuba?
Bien sûr. Quand j’ai quitté Cuba, j’avais 3 ans. J’étais partie avec ma mère et presque toute la famille en octobre 1959, dix mois après la chute du dictateur Batista. Seuls...
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