Cache-misère élevé à la hâte, un porche en trompe l’oeil masque la façade de Notre-Dame de Paris, dont Violet-le-Duc vient d’entreprendre la restauration. Pour l’occasion, l’architecte en chef des Monuments historiques a juché les statues de Napoléon Ier et Charlemagne sur des pilastres monumentaux, et des aigles impériales au sommet des tours de la cathédrale.
Il est treize heures, cent un coups de canon tonnent aux Invalides quand le grand carrosse du sacre de 1804, attelé à huit chevaux à la robe d’ébène, le col empanaché de blanc, s’immobilise sur le parvis. Le soleil brille et la température est douce pour une fin du mois de janvier. Pourtant, la foule des curieux mesure son enthousiasme. Les libelles ont prévenu les Parisiens de la faveur soudaine de cette "étrangère" dont Napoléon III s’est entiché. Une obscure comtesse espagnole, pas même "une vraie altesse", que le nouveau monarque s’obstine à vouloir prendre pour femme. Et contre tous les avis ! Ils se répètent en ricanant le "mot" de la princesse Mathilde, cousine et ancienne fiancée de l’empereur : "On couche avec Mademoiselle de Montijo. On ne l’épouse pas !"

La jeune femme rousse, au teint laiteux, leur paraît pourtant bien gracieuse. Sa robe en velours blanc bouclé, piquée de fleurs d’oranger, scintille de diamants sur tout le corsage. La jupe, ample, est couverte d’un voile d’une fine dentelle "au point d’Angleterre". La ceinture et le diadème de saphirs de l’impératrice Marie-Louise complètent la toilette. En arrivant devant la foule, obéissant à son instinct, Eugènie se retourne vivement et, souple comme une lame de Tolède, plonge dans une profonde révérence de cour. Cette soudaine entorse au protocole, en leur faveur, conquiert les plus bougons des Parisiens. Les vivats fusent : "Vive l’impératrice !" Elle ne l’est pas encore tout à fait.
Les souverains passent leur nuit de noces dans un pavillon du parc de Saint-Cloud
L’archevêque de Paris, monseigneur Sibour, reçoit les future époux dans la cathédrale illuminée de l’éclat de quinze mille bougies. Les piliers sont couverts de tentures doublées d’hermine et des guirlandes de fleurs blanches, ponctuées de gerbes de verdure, courent autour du choeur. Sur l’estrade recouverte d’un dais de velours rouge frappé de palmettes d’or, l’empereur et la future impératrice agenouillés sont copieusement aspergés d’eau bénite et d’encensés.
Sur la musique de la Messe du sacre de Cherubini et du Sanctus d’Adolphe Adam, Sa Majesté Napoléon III, empereur des Français, remet les pièces d’or et passe l’anneau au doigt de Son Excellence Doña Maria Eugenia de Guzman, comtesse de Teba et grande d’Espagne. Le souverain a quarante-cinq ans, la nouvelle impératrice vingt-sept, mais l’acte de mariage conservé au palais du Luxembourg, fruit d’une erreur ou de la coquetterie, la rajeunit de deux ans !

De retour au palais des Tuileries, où doit se dérouler la réception du mariage, la jeune épousée abandonne sa tenue liliale pour une spectaculaire robe de soie d’un rouge flamboyant. L’empereur est toujours vêtu de l’uniforme de lieutenant général des armées, le torse barré du grand cordon de l’ordre de la Légion d’honneur, créée par son oncle, un demi-siècle auparavant.
Les souverains passent leur nuit de noces dans un pavillon du parc de Saint-Cloud. Si le monarque attendant cet instant avec impatience, Eugènie sera plus que déçue. "L’amour physique, quelle saleté !", confiera-t-elle à une amie. Ses ennemis les plus acharnés lui prêtent pourtant une grande expérience en matière de galanterie. Un libelle circule sous le manteau : "Montijo plus belle que sage, / De l’empereur comble les voeux. / Ce soir s’il trouve un pucelage, / C’est que la belle en avait deux !" Calomnies.
La nouvelle cour impériale se montre très hostile envers Eugénie
Quand il aperçoit la jeune femme pour la première fois chez sa cousine Mathilde, quatre ans auparavant, Louis-Napoléon, qui n’est encore que le prince-président de la IIe République française, tremble littéralement de désir. Mais la belle Andalouse, si elle traque bien le mari dans les salons, dûment chaperonnée par sa mère, la comtesse douairière de Montijo, est aussi fière que chaste. Le soir du premier de l’an, alors qu’il essaie de l’embrasser sous le gui en se réclamant de la coutume française, elle le repousse sans hésitation : "Ce n’est pas l’usage en Espagne Monseigneur ! Mais je vous souhaite aussi une bonne année."

Une autre fois, invitée avec sa mère à Fontainebleau, Eugènie, qui prend l’air à sa fenêtre, est apostrophée par Louis-Napoléon en promenade dans le parc. "Mademoiselle, quel est donc le chemin qui mène à votre chambre ?" Bien marri, le futur empereur s’entend rétorquer : "Par la chapelle Monseigneur !" Eugénie espère à l’époque devenir "Première dame de France" en épousant ce prince quadragénaire, élu depuis peu à la présidence de la République.
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Pourtant, quand ce dernier rétablit la monarchie et devient Napoléon III, en novembre 1852, elle n’ose encore s’imaginer coiffant la couronne. Le gouvernement français sonde discrètement les chancelleries européennes pour trouver une princesse à marier. Et la nouvelle cour impériale se montre très hostile envers Eugénie. Dans les premiers jours du mois de janvier, publiquement traitées d'"aventurières" par l’épouse d’un ministre à l’occasion d’une réception au palais des Tuileries, Eugénie et la comtesse de Montijo décident de quitter Paris.
Veuve et fille d’un ancien officier de l’armée de Napoléon Ier, dix fois comte, duc et marquis, trois fois grand d’Espagne, et soeur et mère de la duchesse d’Albe, Madame et Mademoiselle de Montijo n’en sauraient supporter plus ! Au-delà des Pyrénées, Doña Manuela est en outre "Camerera Major", la première dame d’honneur de la jeune reine Isabel II. Il en va donc désormais de l’honneur d’une famille, d’un royaume et d’une "vraie" jeune fille…

Napoléon III ne peut se faire à l’idée de voir la jeune femme lui échapper. Le 15 janvier, obéissant à son coeur, il demande sa main. Sept jours plus tard, il explique sa décision au peuple français et à son gouvernement. "Ce n’est pas en vieillissant son blason et en cherchant à tout prix à s’introduire dans les familles des rois que l’on se fait accepter ; c’est bien plutôt en se souvenant toujours de son origine, en conservant son caractère propre et en prenant franchement vis-à-vis de l’Europe la position de 'parvenu', titre glorieux lorsqu’on parvient par le libre suffrage d’un grand peuple…" Ce propos, sans précédent historique, justifie officiellement le mariage du dernier empereur des Français avec sa belle Espagnole parvenue, elle aussi, à ses fins.
Exergue : "Elle rejetait dans l’ombre les importances héréditaires et convenues de toutes les princesses de l’Europe. C’était le triomphe de l’amour sur les préjugés, de la beauté sur la tradition, du sentiment sur la politique." Alexandre Dumas fils
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