Retour à Chkadouache pour le prince et la princesse Alain Murat

Vingt ans qu’ils demandent au gouvernement géorgien de leur restituer une des propriétés de leur aïeul Achille Murat, gendre de la dernière souveraine de Mingrélie! Aujourd’hui, le couple occupe et restaure l’ancien relais de chasse princier de Chkadouache, qui menaçait ruine. Un coup d’audace plein de panache pour une aventure hors norme.

Par Antoine Michelland - 07 août 2018, 12h02

 Le prince Alain Murat et son épouse la princesse Véronique sur la véranda de l’ancien relais de chasse de Chkadouache, édifié en 1876 selon les plans d’Achille Murat.
Le prince Alain Murat et son épouse la princesse Véronique sur la véranda de l’ancien relais de chasse de Chkadouache, édifié en 1876 selon les plans d’Achille Murat. Courtesy of Luc Castel

Deux heures du matin. La voiture gravit le chemin de terre semé de bosses, raviné de pluies, qui sera bientôt une route asphaltée. Élections obligent. Un panneau se détache dans la lumière des phares: Château Chkadouache. Dernière ligne droite, l’allée. Cerclé d’une terrasse-véranda, un bâtiment que l’on devine allongé au sommet de la colline.

Le prince Alain Murat est sur le seuil. Il a tenu à accueillir en personne les visiteurs venus de France. "Bienvenue chez les princes squatteurs, lance-t-il, l’oeil rieur. D’ailleurs non, si la formule m’amuse, elle est aux antipodes de la réalité. Nous sommes les héritiers légitimes de cette demeure et nous l’avons sauvée. Mon épouse et moi vous raconterons tout cela demain."

Alain et Véronique Murat découvrent la région de Mingrélie en 1992

Tout? Cela commence par une histoire d’amour. Celle d’Alain et Véronique Murat pour la Géorgie. Invités à Tbilissi par le président Chevardnadze, après l’indépendance du pays, en 1992, ils découvrent la région de Mingrélie, royaume indépendant jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’antique Colchide de Jason et de la Toison d’or.

"Mon arrière-grand-père, Achille Murat, avait épousé, en 1868, la princesse Salomé Dadiani, fille de la dernière souveraine de Mingrélie, Catherine Tchavtchavadzé, dépossédée de son royaume par le tsar Alexandre II." À Zougdidi, son ancienne capitale, Catherine fait édifier plusieurs palais, dont un destiné à Achille et Salomé.

"Elle meurt quand le sien est à peine achevé, précise la princesse Véronique Murat. Son gendre et sa fille s’y installent avec leurs trois enfants. Ils possèdent aussi le château de Salkhino et le relais de chasse de Chkadouache, des domaines s’étendant en tout sur 25.000 hectares."

Chkadouache vers 1906, telle que la découvre le père du prince Alain Murat, lorsqu’il y arrive à 8 ans. Courtesy of Luc Castel 

Construit entre 1876 et 1878, Chkadouache est particulièrement cher à Achille Murat. Le prince en a dessiné lui-même les plans. Comme à Salkhino, le domaine accueille des vignobles et permet de belles chasses d’automne. Hélas! En 1895, le palais de Zougdidi, initialement destiné aux Murat, brûle à peine les travaux achevés. D’aucuns accusent le prince Achille d’avoir mis le feu pour toucher l’assurance.

Blessé dans son honneur, le petit-fils du roi de Naples se rue à Chkadouache et se supprime d’un coup de revolver. À 48 ans. "Mon grand-père, Lucien, était alors à Oxford. Il a ensuite épousé Marie de Rohan-Chabot qui n’a jamais voulu habiter en Mingrélie. Mon père, également prénommé Achille, avait 8 ans lorsqu’il est arrivé ici." Où il est élevé dans une heureuse insouciance.

Alors qu’Achille le jeune sert la France durant la Première Guerre mondiale, la révolution qui balaie la Russie gagne aussi la Géorgie. Lucien est emprisonné. Avant d’être libéré et rapatrié en France sur intervention de Paris. Il pèse trente kilos. Les Murat sont bannis de Géorgie sans espoir de retour. "Mon père était nostalgique du pays où il avait grandi, poursuit Alain Murat. La nuit où il est mort, il s’est mis à chanter des chants mingréliens. Puis il a fermé les yeux."

Le couple vend tout ce qu'il a en France pour s'installer à Zougdidi

Autant dire que cet amour d’Alain et Véronique Murat pour le pays de la Toison d’or vient de loin. En 1996, ils vendent tout ce qu’ils possèdent en France et s’installent avec leur fille Mathilde à Zougdidi où ils achètent une maison. "Avec d’autant plus de confiance que les autorités nous assuraient de la restitution d’une part des possessions familiales", rappelle Véronique.

Le temps passe, les promesses politiques se succèdent et rien ne bouge. Les accrochages entre Géorgiens et sécessionnistes abkhazes se multiplient dans la région. N’importe, les Murat ne sont pas du genre à reculer. D’ailleurs, arrivée à Zougdidi à 11 ans, sans parler un mot de géorgien, Mathilde se sent d’emblée chez elle. "Les voisins de notre rue ont été comme ma famille, se rappelle-t-elle aujourd’hui. Je dormais chez eux quand les parents étaient à Tbilissi."

La princesse Mathilde, arrivée en Géorgie à 11 ans, avec ses quatre enfants, Sotne, Demetre, la petite Thamar et Tinatine. Courtesy of Luc Castel

En 2000, la maison brûle en pleine nuit. Alain, Véronique et Mathilde échappent aux flammes d’extrême justesse. Accident? Peut-être. Ce qui est sûr, c’est que, face aux faux-fuyants officiels, les Murat refusent de baisser les bras. "Cette nuit-là, nous avons tout perdu, tableaux de famille, meubles, argenterie, garde-robe, tout. Ce sont les voisins qui nous ont prêté des vêtements, se souvient le prince. Intoxiquées par les fumées, Mathilde et Véronique sont rentrées se soigner quelques mois en France et nous avons loué un appartement meublé à Tbilissi avant d’en trouver un à acheter."

"Nous gardions à Zougdidi une maison, siège de l'association enfants de Géorgie"

Mathilde poursuit des études de biologie, puis d’horticulture à Angers. En 2006, elle épouse un juriste géorgien, avocat international, Levan Mesropachvili. Le jeune couple emménage à Tbilissi dans une maison acquise par les Murat, aujourd’hui devenue trop petite avec quatre enfants et transformée en l’Hôtel Bienvenue.

"Nous gardions à Zougdidi une maison, siège de l’association SOS enfants de Géorgie que j’ai fondée avec une sage-femme d’ici pour venir en aide aux mères qui craignent de ne pas avoir les moyens matériels de poursuivre leur grossesse, dit Véronique. Chaque année, soutenus notamment par les ordres de Malte et de Saint-Lazare, nous sauvons une centaine d’enfants en soutenant ces familles, en réglant les frais d’accouchement, en fournissant une layette et un suivi."

Dans une autre maison de l’ancienne capitale de Mingrélie –"Nous l’avons achetée à crédit"– est fondée l’école Prince-Murat qui accueille deux cent vingt élèves de 5 à 18 ans, et propose, outre l’enseignement général, des cours de français pour mener les enfants jusqu’au diplôme appliqué qui leur permettra d’entrer dans les universités françaises. "En 2009, nous avons été classés meilleure école de Géorgie, juste un an après la guerre avec les Russes."

Alain et Véronique dans une salle de classe de l’école Prince-Murat qu’ils ont créée à Zougdidi. Courtesy of Luc Castel

Lorsque Zougdidi tombe, tout le mobilier de l’école est incendié. Heureusement, Alain et Véronique battent le rappel. Et trouvent des échos à Saint-Jean-de-Passy d’où viennent les nouveaux bureaux, ou au monastère orthodoxe de Lectoure. "Nous sommes allés y récupérer des frigos pour la cantine, des tables, sept tonnes de vêtements et de jouets, le tout entassé dans un vieux camion sans chauffeur. Véronique et moi nous sommes relayés au volant pendant dix jours pour rallier la Géorgie. Avec un arrêt à Dijon où avait lieu un mariage de famille. Une sacrée odyssée."

Quatre ans de procédure judiciaire pour récupérer le domaine de Salkhino

Dans l’intervalle, les Murat ont porté leur affaire devant les tribunaux géorgiens pour tenter de récupérer le domaine de Salkhino. Première instance, appel, cassation… quatre ans de procédure. "Au final, la justice n’a pu fournir aucun acte de confiscation de nos biens de famille, quels qu’ils soient, et nous a reconnus comme héritiers légitimes d’Achille Murat et Salomé Dadiani, lance le prince Alain. Ce qui n’a pas empêché l’État de faire don de Salkhino à l’Église orthodoxe, en 2010. C’est aujourd’hui la résidence de l’évêque. Comprenne qui pourra."

Régulièrement, depuis leur installation en Géorgie, les Murat se rendent à Chkadouache sur la tombe du prince Achille, le gendre de la dernière reine de Mingrélie. "Nous en profitions pour aller jeter un coup d’oeil à la maison, occupée pendant des années par sept familles de réfugiés d’Abkhazie." 

Chkadouache en 2004, vampirisée par les réfugiés abkhazes qui ont arraché les lambris pour avoir du bois de chauffage. Courtesy of Luc Castel

Du temps de la domination soviétique, le domaine était un camp de pionniers, la maison utilisée pour les banquets des apparatchiks, eux-mêmes logés dans un chalet construit en 1950. L’indépendance de la Géorgie et la sécession abkhaze ont changé la donne. Les réfugiés s’entassent dans ce qui fut l’élégant relais de chasse princier, le vampirisent, arrachent peu à peu des lambris de bois qui protègent les murs de torchis pour se chauffer.

Quand ils ne peuvent plus y loger eux-mêmes, ils y mettent leurs vaches, qu’ils remplacent par leurs récoltes lorsque les planchers s’affaissent, et tout un fatras indescriptible. L’arrière de la maison s’écroule. 

En 2014, Chkadouache était dans un état de péril imminent

Entre alors en scène Gildas du Halgouët, fils du premier mariage de Véronique Murat. Arrivé en moto depuis la Bretagne, à la Noël 2013. "Vu l’aspect de Chkadouache, impossible d’attendre une hypothétique décision du gouvernement, la maison était en état de péril imminent." Ingénieur diplômé de l’Isep, Gildas prépare les plans de reconstruction de la partie effondrée, et de sauvetage du reste.

Le 1er mai 2014, un véhicule chargé jusqu’au toit s’immobilise devant Chkadouache. En descendent Alain et Gildas. "Un débarquement commando avec nos matelas, réchaud, générateur et tout le matériel. Nous pouvions craindre d’être mal accueillis par les réfugiés, en réalité, ils nous ont aidés à nettoyer et à faire les travaux. N’empêche, la première nuit s’est passée au milieu des rats."

Le prince Alain et son beau-fils Gildas du Halgouët, travaillent à la pose d’une porte ancienne, apportée de France, dans la partie reconstruite de Chkadouache. Courtesy of Luc Castel

Quand ils réalisent que les Murat sont de retour, plusieurs voisins viennent voir le prince. Ils savent avoir construit leur maison sur ses terres et lui demandent s’il souhaite les voir partir. "Bien sûr, il n’en a jamais été question. Nous...

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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