Au terme d’une cérémonie grandiose à la gloire de son pays, à l’heure du discours d’ouverture de la Coupe du monde, l’émir Tamim ben Hamad Al Thani exulte. Peu importe que son équipe aille en finale, le Qatar n’a aucune ambition footballistique. Pour lui, en ce 20 novembre, la victoire est déjà acquise. Cette fête depuis un stade qatari imitant une tente bédouine vaut plus que de soulever la coupe, "c’est un sacre en mondovision", résume le grand reporter Christian Chesnot, spécialiste du Moyen-Orient.
L’aboutissement d’une stratégie orchestrée depuis quinze ans par la famille régnante des Al Thani. Le pays doit à ces anciens marchands de perles son indépendance, en 1971, et sa success story. Il y a cinquante ans, personne ne connaissait le Qatar, "terre oubliée de Dieu", sur laquelle rien ne poussait. Puis, il s’est avéré que l’État nouveau-né était assis sur une mine de gaz. Aujourd’hui, cette presqu’île de la taille de la Gironde, coincée entre les deux grandes puissances que sont l’Iran et l’Arabie saoudite, a réussi à se placer au centre de l’attention internationale.

"Les Al Thani cultivent un fonctionnement clanique et opaque"
"Qu’il est bon de voir les gens mettre leurs différences de côté pour se rassembler autour de ce qui les unit", dit le cheikh. Son discours porte un message d’ouverture et de tolérance, pourtant jamais un mondial de foot n’aura engendré autant de polémiques. Y compris dans son propre pays. Les infrastructures sont folles, le nouveau métro le plus luxueux du monde, mais le cœur n’y est pas, et les critiques pleuvent de toutes parts, sincères ou convenues.

Deux jours plus tôt, dans un revirement de dernière minute, les autorités locales interdisaient la vente d’alcool dans l’enceinte des stades, au grand dam des supporters étrangers. "La question de la bière est symptomatique de la schizophrénie du pays", décrypte Chesnot, auteur de Le Qatar en 100 questions. "Cette société bédouine, attachée à un islam wahhabite, ne veut pas voir d’alcool dans l’espace public. En revanche en loges VIP, approvisionnées par Potel & Chabot, on sert de grands vins et des spiritueux à l’abri des regards." Le Qatar soigne les élites, pas les hooligans. Hypocrite ? Pour Alfred de Montesquiou, réalisateur du documentaire Qatar : Au pays des mille et une ruses, "la famille royale est très intelligente, très en avance sur sa propre société, mais a besoin des forces conservatrices majoritaires. Alors il faut trouver un équilibre."

Au Qatar, le progressisme viendrait donc du palais. Dans les années 1990, il est porté par l’émir père, le très diplomate cheikh Hamad Al Thani, et sa seconde épouse, la cheikha Moza. Glamour, charismatique, engagée, médiatisée, Moza incarne un islam moins rigoriste. "Le couple souverain casse les codes et lance une petite révolution culturelle, destinée à séduire l’Occident, mais qui vaut aussi quelques avancées au pays. Les Qatariennes acquièrent le droit de conduire, de voter, d’avoir une entreprise...", énumère Alfred de Montesquiou. À condition qu’un homme leur en donne la permission, bien sûr. "Monarques absolus, les Al Thani cultivent un fonctionnement clanique et opaque. Le pouvoir et ses secrets doivent rester en famille", poursuit-il. En 2013, Hamad abdique pour laisser un de ses fils, Tamim, à la manœuvre pour la prochaine phase. Tamim identifie le sport comme levier d’influence, au cœur de bien des enjeux de pouvoir. D’où cette Coupe du monde.
Un mondial entaché par les polémiques
Le nouvel émir est secondé dans sa mission par sa petite sœur, la cheikha Mayassa, vouée au rayonnement par la culture. Éduquée à New York et Paris, où elle ne portait ni l’abaya ni le voile, "Mayassa dispose de moyens quasi illimités et se positionne à l’avant-garde en matière d’art. Elle devient vite l’une des femmes les plus influentes du milieu et gagne le surnom de 'culture queen'. La crème de l’architecture imagine pour elle les somptueux musées du pays, pour lesquels elle achète en pagaille des Jeff Koons et autres Damien Hirst. Sauf que les Qataris vont peu au musée... ", relève Chesnot. Le mécénat et les extraordinaires collections amassées par les Al Thani ne serviraient donc que l’image ? "La quête de soft power va au-delà de la vanité, c’est au contraire existentiel pour le pays, observe Alfred de Montesquiou. Le Qatar est un géant aux pieds d’argile, entouré de voisins puissants. En investissant dans le sport, la mode ou l’art à l’étranger, il convertit son argent en sécurité géopolitique."

Les citoyens qataris ne sont, en effet, que 300.000, tous entretenus grassement par l’État providence, et donc peu enclins à se rebeller. Formés dans les meilleures universités du monde, avides de luxe et hyperconnectés, ce sont "les Bédouins du troisième millénaire, comme les appelle Christian Chesnot. Ils font du dromadaire et chassent le faucon le week-end, mais ont fait Harvard et pilotent des drones dernier cri avec leur iPad. Ils comprennent très bien les enjeux de la mondialisation..." Ce ne sont évidemment pas eux qui ont fait sortir de terre les pharaoniques installations du Mondial. Derrière les dorures se cachent deux millions de travailleurs immigrés, exploités et parqués dans des camps insalubres, loin des regards et des caméras. Les conditions de travail de ces forçats anonymes attirent l’attention des ONG. Le Guardian évoque 6.500 morts sur les chantiers.

Face aux incursions visant le côté sombre de sa réussite, le Qatar prend d’abord le parti de ne pas réagir. "Il a longtemps suffi de pratiquer la politique du carnet de chèques ou la diplomatie de la Rolex pour convaincre les puissants", pointe Christian Chesnot. Mais face à la pression de l’opinion internationale, il faut bien affiner sa stratégie. Alors une armée de communicants est constituée pour avoir réponse à tout. Procès pour esclavagisme ? On dégaine une loi sur le salaire minimum. Polémique environnementale ? On promet une Coupe du monde 100 % compensée. Pour faire oublier les stades ouverts et climatisés, le Qatar achètera des crédits carbone, il a les moyens.

On lui reproche ses accointances avec les Frères musulmans ou...
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