Manifestations étudiantes en Thaïlande: vers une réforme de la monarchie?

C’est l’appel des étudiants et des activistes. Ils multiplient les rassemblements contre  le régime du général Prayuth et pour l’instauration d’une monarchie constitutionnelle renouvelée. En ce mois d’août 2020, un tabou absolu a été brisé: malgré la loi sur le crime de lèse-majesté, le roi ne semble plus intouchable. 

Par Jean Linxe - 02 septembre 2020, 10h30

 Avec plus de dix mille personnes, la manifestation du 16 août est la plus importante depuis le coup d’État de 2014.
Avec plus de dix mille personnes, la manifestation du 16 août est la plus importante depuis le coup d’État de 2014. © LightRocket via Getty Images

Ils sont plus de dix mille assemblés ce 16 août autour du monument pour la démocratie, à Bangkok, là même où passait en procession le palanquin du roi Vajiralongkorn lors des cérémonies du couronnement, le 5 mai 2019. Voici à peine plus d’un an. Plus de dix mille à écouter l’avocat Anon Nampa, activiste des droits de l’homme, lancer un cri que l’on n’aurait jamais imaginé entendre en Thaïlande. "Nous rêvons d’une monarchie qui coexiste avec la démocratie!" Plus de dix mille à scander leur approbation, à tendre le bras pour un salut scout à trois doigts levés, salut que les acteurs de la série de films Hunger Games font en signe de résistance et qui, selon les manifestants, évoque le triptyque révolutionnaire, liberté, égalité, fraternité, ou liberté, élection, démocratie. 

Éviter toute collusion entre le gouvernement et le roi

Jamais, jusqu’ici, l’institution sacrée entre toutes, cœur et âme du pays, n’avait été publiquement interrogée, sommée de se réformer. Et pas seulement en raison de la loi sur le crime de lèse-majesté, punissant de quinze ans de prison toute personne portant atteinte au caractère quasi divin de la monarchie thaïe ou du souverain.

La popularité immense, la vénération sincère dont faisait l’objet le défunt roi Bhumibol, au long de son règne de soixante-dix ans, le mettaient à l’abri des critiques et lui permirent de surmonter dix-sept coups d’État. Les étudiants qui manifestaient en octobre 1973 le faisaient contre le gouvernement fort peu démocratique du général et Premier ministre Thanom Kittikachorn dont ils obtinrent le départ le 14 octobre. Au prix de dizaines de morts. À aucun moment, le roi ni la monarchie ne furent en cause. 

Avec plus de dix mille personnes, la manifestation du 16 août 2020 est la plus importante depuis le coup d’État de 2014. © LightRocket via Getty Images
Avec plus de dix mille personnes, la manifestation du 16 août 2020 est la plus importante depuis le coup d’État de 2014.© LightRocket via Getty Images

Le mouvement actuel est à l’origine de même nature. Le général Prayuth Chan-o-cha, promu chef du gouvernement après le coup d’État militaire de 2014, concentre la colère étudiante après l’interdiction du parti politique d’opposition Future Forward, le 21 février dernier. D’autant que les élections législatives controversées de mars 2019 permettent au Premier ministre de se maintenir au prix d’une nouvelle Constitution sur mesure.

Depuis 2017, le calcul de la majorité s’effectue en fonction du cumul des sièges obtenus à la Chambre des députés et au Sénat… dont les membres sont nommés par l’armée. Ainsi les premiers mots d’ordre appellent-ils à une réforme de la Constitution, à une démission du gouvernement et à la tenue de nouvelles élections.  Jusqu’à la crise du coronavirus qui prive le royaume de ses ressources touristiques et plonge une économie déjà fragilisée dans une récession sévère. C’est alors que le choix du roi Vajiralongkorn de se confiner dans un hôtel en Allemagne suscite l’incompréhension et bientôt la colère d’une part croissante de ses concitoyens.

Le confinement de Rama X en Allemagne met le feu aux poudres 

En une journée, le hashtag WhyDoWeNeedAKing –pourquoi avons-nous besoin d’un roi– est repris plus d’un million de fois. Une alerte majeure dont il semble n’avoir été tenu aucun compte. Sa Majesté Rama X continue de résider au Grand Hôtel Sonnenbichl, d’où il rentre à Bangkok, pour quelques heures à peine et au mépris des règles sanitaires, en de rares occasions comme l’anniversaire de la dynastie ou les 88 ans de la reine douairière Sirikit.

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La Constitution de 2017, toujours elle, renforce considérablement les prérogatives du monarque. Elle place sous sa gestion directe et discrétionnaire le Bureau des biens de la Couronne dont les actifs, estimés à plus de trente-trois milliards de dollars, sont destinés en théorie à financer des projets de la famille royale en faveur des Thaïlandais. Rama X a en outre le commandement direct des unités de l’armée stationnées à Bangkok. Les dispositions obligeant le souverain à nommer un régent lorsqu’il s’absente du royaume ont été annulées pour lui permettre de continuer à régner depuis l’Allemagne où il séjourne aujourd’hui plus souvent que dans son propre pays. 

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Bref, le gouvernement issu du coup d’État militaire de 2014 lui a donné plus de pouvoirs que n’en a jamais eu son père, jusque dans le domaine politique et la question demeure de savoir s’il exerce ce pouvoir ou s’il ne s’agit pas d’un rideau de fumée derrière lequel se cachent les hommes forts du régime. De tradition, l’armée protège le roi et la patrie, un roi issu d’une dynastie fondée au XVIIIe siècle par un général victorieux.

Mais aujourd’hui, Rama X, entre ses absences et son existence de sybarite, souffre d’une autorité morale affaiblie qui le place plus que jamais entre les mains de l’armée et de son gouvernement. Un déséquilibre s’est créé entre ces deux piliers du royaume, une confusion des genres qui désacralise le souverain aux yeux d’une population dont il n’incarne plus autant que son prédécesseur la figure paternelle. 

Les contestations prennent de l'ampleur sur les réseaux sociaux

Avec la fin du confinement, l’explosion du chômage, les protestations passent des réseaux sociaux à la rue, menées par les étudiants, encore exacerbées par les interventions policières contre des rassemblements pacifiques. Par les disparitions d’activistes en exil, aussi, comme Wanchalearn Satsaksit, enlevé en plein jour au Cambodge, le 4 juin 2020. 

C’est le 3 août que le Rubicon est franchi, lors d’une manifestation sur le thème de Harry Potter où l’avocat Anon Nampa parle de Voldemort, "celui que l’on ne doit pas nommer". Autrement dit, le roi Vajiralongkorn. Malgré ces précautions oratoires, il est arrêté peu après avant d’être libéré sous caution. Une semaine plus tard, nouvelle manifestation sur le campus de l’université Thammasat de Bangkok. À la tribune, Panusaya Sithijirawattanakul, porte-parole de l’union des étudiants de Thaïlande, lit le manifeste en dix points par lequel ses condisciples réclament une réforme de la monarchie. 

Rama X lors de la cérémonie de son couronnement au Grand Palais à Bangkok, le 4 mai 2019. © Baratoux Loic/ABACA
Rama X lors de la cérémonie de son couronnement au Grand Palais à Bangkok, le 4 mai 2019.©Baratoux Loic/ABACA

Dans leur ligne de mire, les pouvoirs accordés au souverain par la Constitution de 2017. Les défenseurs du manifeste insistent, ils ne veulent en aucun cas renverser la royauté, mais au contraire aboutir à une véritable monarchie constitutionnelle où le roi, au-dessus de tous les partis, serait justement libéré du pouvoir politique et ainsi de toute collusion avec le gouvernement en place, quel qu’il soit. 

LIRE AUSSI >> Le récit du couronnement de Rama X de Thaïlande

Pour le régime, les manifestants sont allés trop loin. Le Sénat réclame une enquête, des poursuites pour sédition sont lancées à l’encontre de différents meneurs, le général Apirat Kongsompong, commandant en chef de l’armée, accuse les étudiants de porter une maladie pire que le coronavirus, "la haine de la nation". Après le rassemblement du 16 août autour du monument pour la démocratie, l’avocat Anon Nampa est de nouveau arrêté et accusé de sédition avec d’autres activistes, libérés plus tard sous caution.

Le 24 août, le groupe Facebook Royalist Marketplace, comptant plus d’un million de membres et administré par Pavin Chachavalpongpun, ancien diplomate, dissident et professeur associé au Centre des études du Sud-Est asiatique de l’université de Kyoto, voit son accès bloqué depuis la Thaïlande. Aussitôt, un nouveau groupe est constitué sur le thème de la réforme de la monarchie et recueille plus de 400.000 abonnés en une nuit.

Dans la rue, les manifestants font le salut à trois doigts pour liberté, élections, démocratie. © Chaiwat Subprasom/SOPA Images/LightRocket via Getty Images
Dans la rue, les manifestants font le salut à trois doigts pour liberté, élections, démocratie.© Chaiwat Subprasom/SOPA Images/LightRocket via Getty Images

Les manifestants réclament la dissolution des deux chambres parlementaires d’ici la fin de l’année, la rédaction d’une nouvelle Constitution et la fin des mesures d’intimidation à l’encontre des militants pro-démocratie. Et ils sont décidés à obtenir gain de cause… 

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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