Sur les photos en noir et blanc, son visage à l’ovale pur, animé par des sourcils et une chevelure de jais et une bouche parfaitement ourlée, frappe par son regard à la fois déterminé et triste, naturellement magnétique. "Je n’ai jamais rencontré un être avec une telle conviction de son essence divine", témoigne un de ses amis français dès les premières lignes du livre de Jean-Noël Liaut. D’ascendance aristocratique, fille, petite-fille et femme de maharadjah, elle est née à l’heure où l’Inde coloniale, entre sa mosaïque de royaumes au luxe démesuré et son système de castes profondément inégalitaire, jette ses derniers feux avant de basculer dans l’indépendance.
Une jeunesse digne des romans de Kipling
Imprégnée de cette civilisation riche en excès, Gayatri Devi est aussi habitée par un sens de la justice hérité de ses grands-parents. Du côté maternel, son grand-père Sayariyo de Baroda, souverain éclairé et progressiste, fit passer son État du Moyen Âge à l’ère moderne en instituant la scolarité obligatoire et gratuite et en "libérant" les intouchables qui dépendaient de lui. Quant à ses grands-parents paternels, le maharadjah et la maharani de Cooch Behar, c’est un couple humaniste qui interdit la possession d’esclaves et multiplie la construction de chemins de fer, d’hôpitaux et d’écoles au sein de son royaume, tout en entretenant de bonnes relations avec la Grande-Bretagne — la reine Victoria est marraine d’un de leurs fils.
Le 23 mai 1919, c’est à Londres que la princesse Gayatri Devi voit le jour, quatrième et avant-dernier enfant du jeune maharadjah de Cooch Behar, Jitendra, et de sa femme Indira, fille du maharadjah de Baroda. Elle n’a que 3 ans et demi lorsque son père meurt d’alcoolisme, le fléau de nombreux hommes de son rang. Indira devient régente — du jamais-vu ! — et offre à ses cinq enfants une jeunesse digne des romans de Kipling, entre l’Europe et son royaume situé aux confins du Népal et du Bhoutan.

"Ayesha et ses frères et sœurs ont chacun leur éléphant qu’ils montent quotidiennement et grandissent au milieu des singes et des hérons apprivoisés", raconte Jean-Noël Liaut qui, pour les besoins de son livre, a recueilli durant trente ans les témoignages de nombreux proches d’Ayesha dont la réalisatrice Françoise Levie, Lee Radziwill ou la duchesse de Westminster. "Instruits par une préceptrice, ils pratiquent aussi l’équitation, le cricket et le tennis. Et pour leur enseigner la géographie, leur mère les emmène à bord de son petit avion réviser, depuis leur hublot, le nom des montagnes et des fleuves sacrés."

Pour donner à son fils aîné, futur maharadjah, une éducation anglaise, Indira scolarise aussi ses enfants dans des écoles européennes. Originale, la mère d’Ayesha mène à Londres une vie bohème, chasse à courre en sari et se rend à Buckingham pieds nus, mais somptueusement parée de ses plus beaux bijoux. À l’âge de 15 ans, Ayesha part rejoindre l’école créée en 1901 par le poète et philosophe Rabindranath Tagore, prix Nobel de littérature et surnommé le "Victor Hugo indien". Dans la campagne proche de Calcutta, elle reçoit un enseignement fondé sur la réflexion personnelle, l’amour de la nature et la frugalité qui va profondément la marquer, alors même qu’elle a déjà rencontré celui dont elle va partager la vie, le beau Kanwar Mor Mukut, dit "Jai" Singh, 39e monarque de Jaipur.

Telle la future Élisabeth II tombée amoureuse du prince Philip à 13 ans lors d’une visite officielle, elle n’a que 12 ans — et lui 21 — quand elle le voit surgir à Woodlands, précédé de soixante poneys de polo tenus par des palefreniers enturbannés et fermant le cortège au volant de sa Rolls-Royce verte. Et même si le beau prince a entretenu une liaison avec sa mère Indira, et que sa réputation de don Juan le précède, Ayesha va batailler pour pouvoir devenir sa troisième épouse, jusqu’à parvenir à ses fins le 9 mai 1940. Après des noces somptueuses, elle découvre rapidement les rigueurs du purdah, qui dérobe les épouses indiennes au regard des hommes pour les cantonner à l’espace clos du zénana, et la personnalité ambivalente de son beau mari, charmant et rieur, puis capable de l’abandonner en pleine lune de miel pour rejoindre sa deuxième épouse à Bangalore.
Améliorer durablement le sort des femmes
Une situation dont elle s’accommodera jusqu’à sa mort, formant avec lui un couple glamour et cosmopolite, que leur ami, le décorateur John Stefanidis, résume en ces termes : "Ils étaient à l’Inde ce que les Rothschild étaient au monde juif. Ils jouissaient d’un grand prestige, formaient ce que l’on appelle aujourd’hui un power couple." Car dans l’Inde sur le point de s’émanciper de la tutelle britannique, les choses évoluent dès la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle, alors que Jai regagne les bataillons de l’armée coloniale, elle prend en main la gestion erratique du Rambagh Palace et ses dépenses inconsidérées — les chiens des gouvernantes y boivent de l’eau d’Évian importée de France — et surtout parvient à ouvrir la première école pour filles du Rajasthan, le 4 juillet 1943. Lorsque Jai, son mari, rentre de la guerre, le pouvoir et la fortune des maharadjahs vont diminuer au fur et à mesure que l’indépendance du pays se met en place.

Le 30 mars 1949, Jai est nommé Rajpramukh ou chef de l’État de l’Union du grand Rajasthan. En échange, il cède à l’État indien bon nombre des infrastructures du Rajasthan et une part non négligeable de palais comme le palais d’Ambert, une grande partie du City Palace, le palais des vents… Dès lors, son rôle et celui d’Ayesha seront purement honorifiques, ce qui ne va pas sans friction avec Nehru qui jalouse leur influence et leurs amitiés parmi les grands ce monde, notamment avec Élisabeth II et le prince Philip. Dès 1958, Jai décide de transformer le Rambagh Palace en hôtel de luxe, une reconversion qui sera ensuite le lot de bien des palais indiens, mais qui fait scandale à l’époque. Même Ayesha le vit comme une trahison, elle qui restera jusqu’à la fin de sa vie la pasionaria vigilante et engagée du patrimoine de son pays.

Loin de se cantonner à l’éducation de leur fils unique Jagat, né en 1949, la jeune femme décide quant à elle de s’engager en politique, effarée par la corruption croissante qui sévit au sein du parti du Congrès. Inscrite au Swatantra, formation politique d’inspiration libérale, elle s’engage en son...
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