Emanuele Filiberto de Savoie demande pardon au peuple juif

C’est un événement de portée historique. Le prince Emanuele Filiberto de Savoie a adressé une lettre ouverte à la communauté juive italienne pour demander pardon et condamner la signature par son arrière-grand-père le roi Victor-Emmanuel III des lois raciales décidées en 1938 par le régime fasciste de Mussolini. Un message capital, dont l’héritier de la famille de Savoie a accepté de nous parler. 

Par Emmanuel Cirodde - 04 février 2021, 07h45

 Le 27 janvier 2021, "Giorno della Memoria", le prince Emanuele Filiberto de Savoie a adressé une lettre de pardon à la communauté juive.
Le 27 janvier 2021, "Giorno della Memoria", le prince Emanuele Filiberto de Savoie a adressé une lettre de pardon à la communauté juive. © ANTONIO MARTINELLI

Monseigneur, qu’est-ce qui vous a décidé à écrire cette lettre ?

Il est un moment où il faut prendre la parole. Et je veux prendre mes responsabilités. Mon père me laisse plus d’autonomie au sein de la maison de Savoie. Il existe ce dilemme en moi d’appartenir avec respect et fierté à cette maison et de reconnaître la responsabilité de Victor-Emmanuel III pour ses actes. La monarchie italienne était parlementaire, les lois raciales ont malheureusement été votées à une très grande majorité par le sénat et par la chambre des députés. Seulement neuf oppositions ont été recensées. À deux reprises, le roi renvoie les textes devant la chambre en leur demandant si elle est bien sûre de les vouloir. Ces lois ayant été votées, il a dû les signer. Je ne dis pas cela pour lui trouver des excuses. Tel un père, un roi doit veiller – prendre soin – de chacun, qu’importe leur confession. On peut tourner la question dans tous les sens, la signature des lois raciales par le roi d’Italie me fait excessivement mal. D’autant plus qu’il s’agit de mon arrière-grand-père.

Est-ce que ce poids historique, cette implication de Victor-Emmanuel III, votre arrière-grand-père, est une chose à laquelle vous pensiez souvent ? Qui vous poursuivait ?

Évidemment. Apprendre cette histoire quand on est jeune, lire les œuvres de Primo Levi comme Si c’est un homme, découvrir les témoignages poignants de personnes qui ont été dans des camps de concentration, avoir sa propre grand-tante – la princesse Mafalda de Savoie, fille de Victor- Emmanuel III – morte le 28 août 1944 dans le camp de Buchenwald… J’ai une très grande affinité avec Israël, je m’y rends souvent. Les pensées animant cette lettre, je les ai à l’esprit depuis toujours. Lorsque je suis rentré en Italie en 2003, l’un de mes premiers actes fut de me rendre à l’Altare della Patria – l’Autel de la Patrie – pour la journée de la mémoire lors de laquelle j’ai rencontré le grand rabbin de Rome et le président Ciampi. Je leur avais remis une lettre signée de mon père et de moi-même condamnant ces lois raciales.

L'arrière-grand-père du prince de Venise, Victor-Emmanuel III auprès de Benito Mussolini en 1934. © Getty Images/De Agostini Picture Library
L'arrière-grand-père du prince de Venise, Victor-Emmanuel III auprès de Benito Mussolini en 1934. © Getty Images/De Agostini Picture Library

Dans votre lettre, vous expliquez vous exprimer au nom de votre famille. Avez-vous des discussions entre vous sur ces sujets douloureux ?

Oui, très souvent, nous discutons de beaucoup de sujets d’histoire. Nous sommes parfois d’accord, parfois non, il nous arrive de débattre. Avant de la publier, j’ai fait lire cette lettre à mon père. Il l’a approuvée et m’a soutenu. Il était très content que j’aie pu faire aboutir cette démarche.

Vous sentez-vous désormais le porte-parole désigné de la maison de Savoie ?

Je pense que cela fait un certain temps que je le suis. Mon père me laisse de plus en plus de responsabilités. Je m’occupe beaucoup des ordres dynastiques. Je parle très souvent avec mes tantes que je respecte beaucoup. Je le fais avec grand plaisir, une grande dévotion et un grand respect. Cette lettre n’est pas une question de manque de respect. Elle décrit mon état d’esprit. Encore une fois, le roi est le roi de tous les Italiens, dans le bien comme dans le mal. Cette responsabilité, quoiqu’il se passe, il doit l’endosser.

La famille royale italienne en 1943. Autour du roi, son épouse, ses enfants et petits-enfants, parmi lesquels le prince Victor-Emmanuel (3e en partant de la gauche) et le futur Umberto II (à droite). © Getty Images
La famille royale italienne en 1943. Autour du roi, son épouse, ses enfants et petits-enfants, parmi lesquels le prince Victor-Emmanuel (3e en partant de la gauche) et le futur Umberto II (à droite). © Getty Images

Quelles sont vos attentes suite à cette démarche ?

Je n’attends aucun pardon suite à cette lettre. Je ne veux d’ailleurs pas être pardonné pour de tels actes. J’ai envoyé ma lettre au grand rabbin de Rome, lequel m’a remercié pour ma démarche. Il m’a aussi précisé que dans la religion juive, il n’était pas possible de donner le pardon pour une chose que l’on n’a pas subie. Je lui ai bien dit qu’en aucun cas, je ne demandais son pardon. Il faut renouer le dialogue entre la maison de Savoie, l’une des familles royales les plus anciennes d’Europe, et la communauté juive. N’oublions pas que l’un des premiers souverains à avoir donné aux Juifs italiens une pleine égalité de droits en 1848 est Charles-Albert de Savoie. Et n’oublions pas non plus que l’un des titres de mon père est roi de Jérusalem.

Quelles ont été les réactions en Italie ?

Les réactions ont été diverses, mais la grande majorité semble émue de cette lettre. J’ai reçu beaucoup de retours positifs, notamment de personnes auxquelles je ne m’attendais pas – des intellectuels italiens, des figures de la gauche, etc. Il y a eu également des critiques, notamment dans le monde monarchiste. Comment pouvais-je me permettre de condamner le roi ? Tout d’abord, je fais ce que je veux. Cette lettre ouverte reflète l’état d’esprit d’un jeune homme face à ses sentiments et ses pensées. Je condamne les lois raciales et déplore qu’y figure la signature du roi.

Est-ce que selon vous, notre époque, où les langues se délient, où le rapport à l’histoire change, se prête à la réception d’un tel message ?

Le fait d’en parler aujourd’hui, en observant tout ce qui se passe autour de nous – la flambée du racisme et de l’antisémitisme –, nous permet de regarder le passé pour pouvoir bâtir un avenir qui ne répète pas ces erreurs.

Est-ce qu’avoir mené à bien cette démarche vous a apaisé ?

Quand on extériorise quelque chose, on se sent toujours moins lourd. En ce sens, oui, cela m’apaise. Mais le travail est encore long, il faut créer ce dialogue, imaginer ce parcours et j’espère que nous allons réussir à faire tout cela.

En mars prochain aura lieu l’anniversaire des 160 ans de l’unification italienne. Avez-vous prévu de célébrer l’événement ?

Le grand problème est la Covid… Nous avions prévu de donner en mars une messe à l’abbaye d’Hautecombe en mémoire de mes grands-parents. Je crains que nous soyons obligés de l’annuler. Peut-être que cette évocation de l’unité de l’Italie prendra la forme de conférences à suivre sur Internet…

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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