"Je ne dépasserai pas les limites des dépenses que je me suis toujours fixées. Faisons cela correctement, faisons cela bien… mais pas trop." En 1765, Edwin Lascelles envoie ses instructions à son nouvel architecte, Robert Adam. La consigne est claire: achever sa nouvelle résidence sans frais excessifs. Son "bien mais pas trop" donnera à la Grande-Bretagne l’une des plus majestueuses résidences privées d’Europe, un palais palladien unique au monde: Harewood House.
Quelles limites peut bien s’imposer lord Lascelles en cette seconde moitié du XVIIIe siècle? L’homme est riche, immensément riche. Cette insolente réussite, il la tient de son père, qui s’était établi au début du siècle aux Indes occidentales, nos actuelles Antilles, et avait fait fortune dans le commerce du sucre. En 1787, Edwin ne possède pas moins de trois mille esclaves dans ses plantations de la Barbade, Grenade, la Jamaïque et Tobago.
Harewood House est également l’héritière de cette histoire-là. David Lascelles, le 8e comte de Harewood, est toujours propriétaire du domaine de ses aïeux. "La maison doit être vivante, soignée par ceux qui l’habitent, appréciée de ceux qui la visitent, dit-il. Elle est un récit vivant, peuplé de nombreuses histoires à raconter."
Harewood House a été envisagée pour accueillir le tournage de la série Downton Abbey
Harewood House a longtemps fait figure de favorite pour accueillir le tournage de la série Downton Abbey. Sa grandeur a finalement été son point faible. Car ici, chaque pièce, chaque meuble est un trésor qu’une armée de conservateurs manie avec le plus grand soin.
Dans les appartements d’apparat, il ne faut pas moins de six personnes pour déplacer un tapis, dix pour le soulever. Sans compter les trente horloges dont il faut arrêter la course pour les prises de vues. Chaque plan exige son lot de précautions. Une attention de tous les instants qui a fini par effrayer les producteurs. D’autant que lord Harewood ne souhaitait pas fermer ses portes au public pendant les tournages.
David Lascelles a longtemps attendu une proposition, qui n’est jamais venue. "Je pense que nous aurions dit oui", a-t-il confié au quotidien Daily Telegraph.
Le mobilier du manoir a été imaginé par l’ébéniste Thomas Chippendale
Ici, les objets témoignent d’une époque qui n’est plus; à commencer par l’incroyable mobilier imaginé par un autre génie du XVIIIe siècle, l’ébéniste Thomas Chippendale. Harewood sera sa plus prestigieuse commande… Et la plus lucrative de toutes: 10.000 livres sterling de l’époque!
Commodes, fauteuils, rideaux, papiers peints, Chippendale est partout, dans les courbures des consoles, les reflets des miroirs et jusque dans les bancs des jardins. Là où l’architecte Robert Adam taille le marbre à l’Antique, Thomas Chippendale joue les lignes serpentines. Le premier sculpte un décor néoclassique, le second l’habille gracieusement.
La galerie est sans conteste leur chef-d’oeuvre commun. La cheminée, dessinée par Adam lui-même en 1776, est toujours là. Au plafond, les exploits amoureux des dieux de l’Olympe sont également de la main du maître. Pour orner les vingt-trois mètres de long de la pièce, Chippendale déploie candélabres et chérubins dans le plus pur style George III.
Autre exigence de l’époque: aménager une chambre officielle – la state bedroom–, le pendant britannique de la chambre du roi dans les châteaux français. Celle de Harewood House ne servira que deux fois avant d’être convertie en salon: en 1816, pour le grand-duc Nicolas, le futur tsar Nicolas Ier, et en 1835, pour la princesse Victoria, future souveraine et impératrice des Indes, arrière-arrière-arrière-grand-mère de l’actuel comte.
Le lit est un autre joyau, Thomas Chippendale propose une fantaisie architecturale en bois sculpté et doré, drapée d’un damassé de soie verte. Livré en 1773, le baldaquin coûta la bagatelle de 250 livres au commanditaire… auxquels s’ajoutèrent les 150 livres de matelas –trois en tout–, les draps et les polochons, ce qui en fait le meuble le plus cher jamais réalisé par l’artiste. Démonté, il fut totalement oublié dans les réserves avant d’être redécouvert dans les années 1970.
Une partie du film inspiré de la série a été tournée à Harewood House
N’en déplaise à Julian Fellowes, George V n’y dormit jamais. Qu’importe. L’adaptation cinématographique de la série ne pouvait snober ce palais plus longtemps. Les scènes du film tournées chez les Lascelles sont à couper le souffle.
Tout aussi émouvant, le jeu de Kate Phillips qui campe une bouleversante princesse Mary, 6e comtesse de Harewood. Julian Fellowes a poussé la délicatesse jusque dans les répliques de ses personnages: les comédiens prononcent "Harwood", comme à l’époque. Le diable est dans le détail. Le divin aussi…
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