Sous les feuilles légères caressées par un rayon de soleil d’octobre, une tache rouge illumine la terre sombre, parfaite invitation à la cueillette. On n’ose y croire, mais c’est bien une fraise qui pousse encore en cet automne exceptionnellement doux. Et pas n’importe quelle fraise.
"C’est une Quarantaine de Prin, une variété oubliée que notre maître potager, Xavier Mathias, a retrouvée par hasard chez un particulier, s’enthousiasme Robin Darlavoix, le jeune ingénieur agronome en charge du potager au sein de la maison de champagne. Elle poussait autrefois le long des vignes du marais poitevin et on la dégustait justement avec du champagne."
Ni une ni deux : Christophe Pannetier, le chef passé par les cuisines de Bernard Loiseau et Pierre Gagnaire avant de prendre les commandes de la maison du Marc, l’hôtel particulier historique de la Veuve Clicquot, en a fait la star d’une jardinière de légumes servie avec une cuvée Grande Dame.
C’est tout l’objet de ce potager fraîchement sorti de terre dans le site du manoir de Verzy, offert par Alfred Werlé en 1896 à sa fille et à son gendre et futur successeur en guise de cadeau de mariage. Adossé à l’église du village, le site surplombe un des terroirs historiques de grands crus acquis au XVIIIe siècle par le fondateur de la maison, Philippe Clicquot, puis par sa belle-fille Barbe Ponsardin. La vue, comme la terre, y sont exceptionnelles.
Un potager cultivé en permaculture
Auparavant planté de jardins à la française, le domaine a souffert de la maladie du buis qui décime ses topiaires. L’occasion de découvrir dans les archives de la maison qu’un siècle plus tôt, un verger luxuriant poussait à côté de la parcelle n°45.
C’est le début d’une renaissance confiée à deux maîtres potagers experts en permaculture, Xavier Mathias et Ève Gaignard. Les partis pris sont simples : pas de produits de synthèse, 900 variétés plantées sur les 2.000 hectares d’une terre préparée par un système de paillage et de couches en lasagne.
Des "oyas", sorte de jarres en terre cuite assurent un apport en eau à la mesure de ce que les plantes réclament, ni plus ni moins. Et pour retourner la terre, des grelinettes qui l’aèrent sans la brutaliser.
En interne, une dizaine de vignerons, eux-mêmes jardiniers, sont retenus pour travailler cet immense terrain de jeux végétal, avec une attention de tous les instants à la météo, bien sûr, mais aussi aux maladies comme le mildiou qui a eu raison des premières récoltes de tomates.
Autant d’expériences qui vont se répercuter ensuite sur la culture du raisin. "Les échanges avec les maîtres potagers nous permettent de mieux connaître notre sol, et donc notre vigne, confirme Romain Le Guillou, le directeur du vignoble de la Veuve Clicquot. Le réchauffement climatique, et notamment la pluviométrie qui n’augmente pas mais se répartit différemment au fil des saisons, est un défi qui nous amène à repenser sans cesse les équilibres, à favoriser des ceps parfois moins productifs, mais plus stables. Et quand on passe d’un sol désherbé chimiquement à une approche plus naturelle, le goût du vin va forcément s’en ressentir."
À charge ensuite pour Didier Mariotti, le chef de cave de la maison, d’analyser en temps réel ces évolutions subtiles pour en tenir compte dans ses futurs assemblages. En quelques mois, le résultat est spectaculaire. Courges, choux, rhubarbes et menthe chocolat ou citronnée, poivrons et aubergines sont venus égayer de leurs couleurs vives les quadrillages plus sages du vignoble alentour.
"Nous testons aussi des techniques anciennes de séchage, de conservation et de lactofermentation, précise Robin Darlavoix, afin de s’adapter à la saisonnalité sans perdre notre production." Dans ce jardin des délices, légumes et champagne puisent aux mêmes racines leur verve aromatique.
De quoi nourrir l’inspiration de Christophe Pannetier mais aussi d’une jeune garde de chefs étoilés comme Amélie Darvas, d’Äponem, l’auberge du presbytère de Vailhan, dans l’Hérault, ou Marcel Ravin, au Blue Bay de Monte-Carlo, sélectionnés par la maison pour imaginer des menus où le légume est roi… et la Grande Dame reine.
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