L’histoire secrète de l’Hôtel du Cap-Eden-Roc

Depuis son inauguration le 27 février 1870, sa silhouette Napoléon-III n’a pas pris une ride, fièrement enracinée sur le cap d’Antibes. Après des débuts laborieux, cette institution légendaire a vu défiler tout ce que le monde peut compter d’hédonistes et d’artistes envoûtés par un site exceptionnel, doublé d’un vrai esprit de famille comme le raconte un beau livre publié chez Flammarion*.

Par Marie-Eudes Lauriot Prévost - 25 mai 2021, 07h30

 Tel un hôtel particulier de la Belle Époque, le bâtiment principal a conservé sa structure originelle.
Tel un hôtel particulier de la Belle Époque, le bâtiment principal a conservé sa structure originelle. © Hotel Cap-Eden-roc

À plonger dans le Journal de Nice de février 1870, le temps semble s’être arrêté au-dessus de l’hôtel du Cap : "C’était un édifice imposant, composé d’un corps principal de 58 mètres de long avec deux ailes profondes de 27 mètres de part et d’autre, donnant une impression d’harmonie très régulière. Le grand escalier orné de deux terrasses à l’arrière de la bâtisse, avec une large allée descendant, tel un rayon de lumière, jusqu’à la mer, était inspiré de Francesco Borromini, maître de la perspective illusoire, et ajoutait à la grandeur du bâtiment." 

150 ans plus tard, il trône comme un château, orienté à l’ouest avec les îles de Lérins à l’horizon, face à la mer qui scintille encadrée par une allée de pins parasols. L’été, ses 118 chambres sont à 80 % occupées par des habitués qui connaissent les moindres recoins des 14 hectares de la propriété, et les visages d’un personnel dont les plus fidèles sont là depuis plus de quarante ans.

L’histoire de ce domaine enchanté a pourtant mal commencé, sur cette côte que l’on ne nomme pas encore d’Azur. La formule n’apparaîtra qu’en 1887 sur la couverture d’un guide touristique.

À peine ouvert en 1870, l’hôtel tombe dans l’oubli

L’an 1860 marque l’annexion du comté de Nice à la France, suivi par celui de Menton. Cette côte méditerranéenne n’attire pas encore les foules, contrairement à l’Italie. La ligne de train Paris-Cannes est inaugurée en 1862, prolongée jusqu’à Nice en 1864 et Menton en 1868. Peintres et écrivains sont les premiers à en découvrir les charmes hivernaux, et plus particulièrement le sauvage cap d’Antibes.

Jean-Hippolyte de Villemessant, patron du Figaro et humaniste, songe à y construire la Villa Soleil, destinée à accueillir des artistes en panne d’inspiration. "La situation qui fut choisie était merveilleuse ; la mer, les montagnes, les bois d’oliviers, d’orangers, nous donnaient comme vue et comme pureté d’air tout ce qu’on pouvait désirer", confie-t-il en quête d’investisseurs. Certains pourtant doutent de ses bonnes intentions et le soupçonnent de spéculation.

À l’issue d’une campagne de modernisation achevée en 1911, l’hôtel du Cap d’Antibes peut enfin offrir tout le confort moderne à ses hôtes. © Hotel Cap-Eden-rocÀ l’issue d’une campagne de modernisation achevée en 1911, l’hôtel du Cap d’Antibes peut enfin offrir tout le confort moderne à ses hôtes. © Hotel Cap-Eden-roc

Le comte Alexis de Plestcheyeff dirige la Société des propriétaires réunis – une centaine –, à qui appartient le terrain. Sans état d’âme, cet ancien capitaine des hussards de la garde impériale russe reprend le projet à son compte et pose le 21 mars 1868 la première pierre du Grand Hôtel du Cap. Les plans sont confiés à l’ingénieur et architecte François Brun.

Deux ans plus tard, par un jour tempétueux de février 1870, on inaugure ce palais des mers avec un dîner en seize plats suivi d’un bal. Mais la fête est de courte durée puisque la guerre contre la Prusse est déclarée six mois plus tard. À peine ouvert, l’hôtel tombe dans l’oubli.

En 1884, quatre associés l’achètent sans parvenir à le relancer. Pourtant, tout ce que l’Europe compte de rois et de princes prend désormais ses quartiers d’hiver entre Nice et Monaco. Le Grand Hôtel du Cap possède des atouts indéniables, mais pas le personnel apte à les servir et encore moins le confort moderne, sans eau courante, ni électricité, ni chauffage à part des cheminées dans les chambres.

Les Années folles, l'âge d'or de l’Hôtel du Cap

C’est alors qu’un jeune Piémontais entre en scène. Il s’appelle Antoine Sella et pratique son métier d’hôtelier tout en courtoisie et en souplesse. Il négocie avec le quatuor le versement de 10 % des recettes en commission. On rouvre pour la saison d’hiver 1889 avec deux vieilles Anglaises pour seules clientes, servies par quarante employés. À croire que le site est frappé de malédiction…

Quand le nouveau directeur a l’idée d’organiser un dîner pour le grand-duc de Mecklembourg-Schwerin qui séjourne en voisin. L’un des invités est James Gordon Bennett, éditeur du New York Herald. Sa sœur cherche une villégiature. Conquis, il verse un acompte et réserve tout l’hôtel. L’affaire est lancée, enfin courue par une clientèle chic et cosmopolite.

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En 1903, Antoine Sella rêve de se porter acquéreur des murs quand un fidèle hôte anglais sort son carnet de chèques et lui prête les fonds. De quoi lancer une vaste modernisation, achevée en 1911. Il se dote en 1913 du pavillon Eden-Roc, un salon de thé construit devant la mer avec son petit bassin creusé dans le rocher.

Les infirmières de la Croix-Rouge américaine sont parmi les premières à en profiter, l’hôtel devenant leur maison de convalescence. Elles se disent "au paradis" et peuvent admirer sur les tennis en terre battue les échanges entre le photographe Jacques Henri Lartigue et la championne Suzanne Lenglen.

Les années 1920 sont américaines. Les vieilles filles anglaises au teint de lait ont laissé la place à de jeunes beautés audacieuses et bronzées issues de la bonne société de la côte Est. Elles fuient la prohibition et adorent ces Années folles qui émoustillent la France.

Client fidèle, Jacques Henri Lartigue y exerce ses talents de photographe, comme ici avec son épouse Madeleine en 1920. © Hotel Cap-Eden-rocClient fidèle, Jacques Henri Lartigue y exerce ses talents de photographe, comme ici avec son épouse Madeleine en 1920. © Hotel Cap-Eden-roc

Entraînés par le musicien Cole Porter et son épouse Linda, les richissimes Gerald et Sara Murphy lancent la mode du cap d’Antibes, qu’ils aiment dans la chaleur de l’été. Ils sont bientôt rejoints par Scott et Zelda Fitzgerald, Pablo Picasso et Olga. Le peintre catalan aime dessiner Sara Murphy sur le papier à en-tête de l’hôtel, les corps des femmes qui se dévoilent et cette étrange légèreté dans l’air que l’on retrouvera en 1934 dans les pages de Tendre est la nuit, le roman de Fitzgerald. On y reconnaît aisément l’Hôtel du Cap et ses occupants.

Cette parenthèse enchantée, artistique et flamboyante, est d’ailleurs au cœur des Heureux du monde, que vient de publier la romancière Stéphanie des Horts**. À la même époque, l’Anglaise Margaret Morris ouvre une académie de danse à Antibes. On y apprend les gestes du "Mouvement libre" inspiré d’une Antiquité fantasmée. Ses ballerines sont logées à l’hôtel en échange de quoi elles évoluent dans le parc, le corps huilé revêtu de voiles, et se lancent dans des plongeons hallucinants depuis les rochers.

Gabrielle Chanel vient d’inventer le pyjama de plage pour l’Américaine Florence Gould. Cette dernière verrait bien son mari Frank Jay Gould acheter l’hôtel, mais les Sella ne sont pas vendeurs. Il construira Le Provençal, concurrent de style Art déco à Juan-les-Pins.

Caché des regards et des paparazzis

André Sella, le fils d’Antoine, prend la succession de son père juste avant qu’il ne disparaisse en 1931. Il lui faut négocier le départ des Américains ruinés par le krach de Wall Street, peu à peu remplacés par la haute société européenne à l’instar du prince Jean-Louis de Faucigny-Lucinge, dit Johnny Lucinge, et son épouse Baba d’Erlanger qui adore bronzer.

Le petit salon de thé construit sur le rocher devient un vrai restaurant où l’on se presse. D’autant qu’il voisine avec le nouveau Club Nautique et sa fameuse piscine dotée d’un portique à agrès. Les premières cabanes de plage louées à la journée sont installées dans les pins, les jasmins et les lauriers roses. L’écrivain Stefan Zweig laisse un mot dans le livre d’or en 1931 : "Reconnaissant pour le ciel, le paysage et le calme autour de cette bienheureuse maison." 

Lorsque le prince de Galles et Wallis Simpson s’annoncent, André Sella va en personne les chercher à la gare. À partir de 1938, ils loueront le château de la Croë, voisin de l’hôtel. Le gratin du cinéma hollywoodien prend aussi ses quartiers : Charlie Chaplin, Mary Pickford, Douglas Fairbanks, John Gilbert.

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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