C’est une profusion de grappes touffues et tapies de feuilles, dont les textures changeantes déplient leurs nuances de vert au gré du vent et des ombres. À chaque pas, une nouvelle perspective s’offre au regard, dévoilant l’harmonie insoupçonnée d’un plan d’eau ou un dégradé chromatique savamment déployé dans l’alignement des arbres en contrebas. "Marcher dans ces allées, c’est comme se promener dans une peinture vivante", résume Christian Louboutin en se hissant sur une terrasse où des plantes tropicales prennent un bain de soleil. "Je n’y ai d’abord pas cru lorsqu’on m’a dit que Kerdalo était à vendre. Pour moi, c’était comme acheter la tour Eiffel !"
Hortensias coulant en cascade sur l’un des points d’eau aménagés dans la Vallée du bas. © Christel Jeanne
Il est vrai qu’avec sa Lande dorée, ses escaliers d’eau, ses pagodes et ses 5000 espèces issues des meilleures pépinières d’Europe, le domaine situé sur les rives du Jaudy, en face de Trédarzec, compose l’étonnante silhouette d’un monument végétal. 17 hectares d’un temple arboré aussi imposant que délicat, que le créateur d’escarpins, breton d’origine – son deuxième prénom est Malo –, a découvert pour la première fois il y a déjà 35 ans. À l’époque, le jeune homme de 22 ans réalise "pour le plaisir" des travaux de paysagisme pour son amie Valérie Schlumberger – la mère de l’actrice Léa Seydoux –, dans la région, sur l’île de Bréhat. "Je me souviens avoir été impressionné par la maturité précoce du jardin. On sentait le savoir-faire et la sensibilité artistique de son inventeur. J’ai ensuite beaucoup potassé sa composition dans divers livres et revues."
"Marcher dans ces allées, c'est comme se promener dans une peinture vivante." © Christel Jeanne
Crocosmia et Pittosporum géants, chênes chevelus panachés, pins de Wollemi, Nothofagus dombeyi, buissons d’Impatiens tinctoria, Magnolias campbellis et Magnolia sprengeri diva ou encore rhododendrons ”King George”… Mystérieux à l’oreille des néophytes, ces noms sont autant des formules magiques qui ont le pouvoir d’ouvrir grand les yeux des experts es sécateur. "L’exploit est d’autant plus grand qu’au départ, cet endroit était une vaste prairie", raconte Christian Louboutin. "Pendant quatre ans, des dizaines de barges ont ramené de la tourbe en provenance de Hollande et d’Irlande, afin de créer une terre fertile quasi ex nihilo."
Lande dorée abritant des Pittosporum tenuifolium les plus grands de France. © Christel Jeanne
Architecte de cet exubérant projet, l’aristocrate et peintre russe Peter Wolkonsky, né en 1901 à Saint-Pétersbourg et exilé à Saint-Cloud, qui a acheté l’ancienne ferme bretonne au milieu des années 1960, avec le désir d’en faire son terrain de jeu et sa plus belle toile. Celui dont les ancêtres furent aussi ceux de Léon Tolstoï s’attelle à un gigantesque chantier, aidé par son ami Charles de Noailles, avec qui il partage sa passion de l’horticulture.
Avec pour seule boussole son imagination et son âme d’enfant, il refaçonne entièrement le terrain au bulldozer, déboise certaines parties, en creuse d’autres, dessine des pelouses, un étang, une pagode et plusieurs bassins, créant un subtil agencement d’univers distincts où les lignes pures d’un paysage japonais s’équilibrent naturellement à une surprenante jungle semblable à un Douanier Rousseau.
Sentiers aux essences spectaculaires – Dicksonia antartica et autres fougères arborescentes – ponctuant les 17 hectares de terrain. © Christel Jeanne
Au fond de la propriété, derrière un rideau de Gunnera manicata, il cache même une grotte italienne dont les parois sont recouvertes de coraux et de coquillages marins, en souvenir de ses voyages à travers le monde. Et partout, fait appel aux pépiniéristes anglais les plus renommés – dont Harold Hillier de Winchester et Lionel Fortescue, créateur du Garden House dans le Devon – pour composer son ambitieuse et théâtrale palette végétale.
En approchant de la Grotte, les feuilles géantes des Gunnera manicata balisent le chemin à la végétation parfois surprenante. © Christel Jeanne
Beaucoup de spécimens ont souffert des tempêtes et épidémies qui ont frappé la région. Qu’à cela ne tienne, installé dans la vaste gentilhommière qui trône en haut du domaine, l’infatigable coloriste remet chaque matin la main à l’ouvrage, épaulé bientôt par sa fille, Isabelle, et son beau-fils, Timothy Vaughan, qui reprendront entièrement la gestion du jardin à son décès en 1997. C’est le couple qui, au début des années 2000, ouvrira peu à peu le jardin au public. Après 20 ans d’entretien acharné, Isabelle décide de s’en séparer.
Les murs des pavillons des Quatre carrés sont habités de personnages créés par le prince Wolkonsky et ses proches à partir de coquillages. © Christel Jeanne
Pris d’affection pour cet éden aux accents baroques qu’il n’a pas longtemps hésité à acquérir, le nouveau propriétaire souhaite surtout faire œuvre de conservation, sans chercher à y imprimer sa marque. "Nous allons simplement modifier le parcours de visite, en prenant l’eau et ses cinq sources pour fil conducteur", explique-t-il.
À terme, un salon de thé pourrait aussi voir le jour, ainsi que, sur une parcelle jusqu’ici non-exploitée, un petit centre d’études connecté au jardin, dédié à un domaine, la botanique, "pourquoi pas en lien avec les effets du changement climatique sur certaines espèces, ou sur le lichen, très présent sur ces terres, et que l’on considère à tort comme un simple parasite".
Les Jardins de Kerdalo ont obtenu en 2005 le label "Jardin remarquable". © Christel Jeanne
Dans ce jardin généreux mais fragile, qui n’a jamais été conçu pour accueillir des promeneurs en grand nombre, ce sont surtout les personnalités de deux artistes et entrepreneurs inspirés, fidèles à leurs rêves, qui pourront, au gré du cycle des saisons, dialoguer à travers temps.
Jardins de Kerdalo à Trédarzec dans les Côtes-d’Armor. Ouvert en septembre, du mardi au samedi de 15h à 19h (dernière entrée à 18h)
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