Il se souvient. De ses week-ends et vacances d’été au camping du Domaine de Senaud, à Albon. D’aller acheter des cagettes de cerises et de les dévorer à l’arrière de la voiture du paternel. De ses escapades dans la nature avec une bande de gamins, à faire des cabanes, à ramasser des fleurs. De cette traversée de la forêt, d’où surgissait un "palais de fête foraine", irréel, exotique, comme tout droit sorti d’une nouvelle de Kipling. Il se souvient de son enfance, lui le petit Stéphanois que la Drôme voisine, belle et accueillante, émerveillait.
Une vocation née devant ce palais
Revenir sur le site du facteur Cheval a fait ressurgir chez Jean-Michel Othoniel une myriade d’images, intimes et familiales. "Je me souviens d’avoir fait avec ma mère 20 km à pied pour venir voir ce Palais idéal. C’était un pèlerinage joyeux. Je sens encore ma main dans les herbes bordant la route qui menait au village d’Hauterives. Je me rends compte aujourd’hui de l’importance de ce lieu pour moi. Il fut un déclencheur, comme s’il avait ouvert des portes dans mon esprit…"

En cueillant des pierres le long de sa tournée de postier – de 30 à 40 km à pied tous les jours ! – Ferdinand Cheval (1836-1924) a semé des petits cailloux que des artistes admiratifs ont récoltés par la suite : de Breton à Picasso, de Dalí à Varda, de Boltanski à Jean-Michel Othoniel dont la vocation de plasticien est née ici, face à ce palais, chef-d’œuvre de l’art brut.


Pour célébrer les 110 ans de sa construction, Frédéric Legros, actuel directeur du site, s’est tout naturellement tourné vers le jeune académicien qui fut également élève de Clovis Prévost, l’un des plus grands spécialistes du Palais idéal. "Je n’avais pas envie de décorer le palais, d’en rajouter, confie Jean-Michel Othoniel. Comment alors trouver ma place dans ce lieu dense de références ? D’autant plus que dans le monde de l’art brut, les artistes remplissent tout, créent un monde clos. Il n’y a pas de millimètre de libre, de place pour l’autre…"

La lecture d’une lettre de la bonne de Ferdinand Cheval lui apporte la solution. "Celle-ci se plaignait de passer de longs après-midi à balancer des seaux d’eau depuis la tour pour faire fonctionner des fontaines stériles et éblouir ainsi les visiteurs. J’y ai vu comme un happening, un côté performance tellement moderne. J’ai alors imaginé une exposition intitulée Le Rêve de l’eau. Le palais n’était plus ce caillou sec de mon enfance…"
"Tout y est d’un tel raffinement"
Partant d’un dessin préparatoire de Ferdinand Cheval qui a imaginé vers 1882 un bâtiment avec un réseau d’eau, Othoniel conçoit sur la façade est, face à la Source de vie et la Grotte de Saint-Amédée, six fontaines en verre de Murano et en verre miroité bleu indien. Sur la façade nord, quatre autres. "Je ne les ai pas plaquées, ni incrustées à l’édifice. Elles sont juste en retrait, comme dialoguant poliment avec l’édifice. Puis, je me suis glissé dans les interstices laissés par Cheval, comme ces fenêtres sans fenêtres. J’ai ajouté vitraux et oriflammes. Le soleil introduit au cœur du palais des touches de couleurs."

Ce qui n’est pas une hérésie. Il existe bien dans l’édifice des traces de polychromie. L’artiste partage avec Frédéric Legros, qui a découvert ce lieu à 5 ans avec sa tante qui travaillait à la poste, ce sentiment que le facteur Cheval n’est pas ce fada que la légende a entretenu. "Contrairement à l’image des artistes de l’art brut n’ayant pas de réflexion sur leurs œuvres, Cheval, lui, sait parfaitement ce qu’il fait, en créant une billetterie, ses propres cartes postales, posant en tenue de facteur pour la presse même quand il était déjà à la retraite." Il est d’une "modernité et d’une ouverture d’esprit inouïes", ajoute Frédéric Legros.

"Lui qui n’a jamais voyagé, sinon à travers les images de la presse et des cartes postales, propose ici un message politique. Il pense qu’un dialogue est possible entre les peuples. " Et Jean-Michel Othoniel d’ajouter : "Je trouve que cela résonne spécialement à notre époque. On pourrait y voir un Disneyland avant l’heure, et même un côté populaire que j’apprécie. Moi, j’y perçois surtout une forme de radicalité de l’âme, faite d’amour de la nature, de fraternité et de délicatesse. Tout y est d’un tel raffinement. Comme son tombeau à quelques pas d’ici."

Ainsi après avoir posé une pieuvre à l’angle nord-ouest de son palais, Cheval met fin à trente-trois années d’effort opiniâtre. Au cimetière d’Hauterives, il commence alors la réalisation de son tombeau qui, après huit années de travaux, va...
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