Voilà une question qu’il s’agit de trancher à tout prix. Quel est le son exact produit par le rugissement du lion ? Attablés depuis des heures au bar du Real Gran Peña, sous le regard un brin moqueur de La Preciosilla, œuvre du peintre Eduardo Chicharro, deux membres du cercle débattent avec fougue. Puis se lèvent, décidés à tirer l’affaire au clair, et filent en taxi vers le lion le plus proche, c’est-à-dire au zoo de La Casa de Fieras.
"Imaginez la scène, nous sommes dans les années 1950, à Madrid, il est deux heures du matin, nos deux chasseurs de fauves réveillent le gardien, lui donnent un pourboire généreux et se font conduire devant la cage où dort l’objet de leur controverse", sourit Charles de Noüe, coauteur de Clubs & cercles en Europe. "À force de s’évertuer, ils obtiennent le rugissement tant attendu, pour la satisfaction de l’un et le désespoir de l’autre qui intime à l’animal de produire un grrr honnête et non un graaar fallacieux. Leur nuit s’est terminée au cercle sans leur permettre de résoudre le dilemme."
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N’importe, l’essentiel est ailleurs, dans cette fantaisie douce, cette passion partagée, ce goût de la vie et de la dispute amicale, si caractéristiques du Real Gran Peña. "Le peña, c’est le rocher en espagnol et c’est bien ce qui définit ce cercle qui aura résisté contre vents et marée à toutes les révolutions du pays."
Real Gran Peña, un concentré de culture et de traditions espagnoles
L’histoire débute en 1868, avec La Gloriosa qui chasse Isabelle II du trône et aboutit à la première république espagnole. Tandis que la crise économique et le mécontentement grondent, des officiers souvent issus de l’aristocratie mais aussi des juristes, des ingénieurs se réunissent au Café Suizo, à Madrid, et fondent l’année suivante le Gran Peña, pôle de stabilité et d’échanges intellectuels en ces temps troublés.
À l’heure de la restauration de la monarchie et de la prospérité, en 1874, les membres souhaitent acquérir leur propre édifice, où ils établiront leur cercle. Il faudra du temps... Un terrain est acheté sur la Gran Vía, la plus belle avenue de Madrid, et la construction d’une vaste demeure néoclassique confiée aux architectes Eduardo Gambra et Antonio de Zumárraga.
Le 25 mai 1917, le roi Alphonse XIII inaugure l’immeuble immense, "dont la moitié est louée à un hôtel, engendrant des revenus qui assurent une grande liberté au cercle où fleurissent les œuvres d’art."

Tableaux de Joaquín Sorolla, membre du cercle et chef de file du post-impressionnisme espagnol, de Cecilio Pla y Gallardo, Antonio de la Torre ou José Cusachs, bibliothèques prodigieuses accueillant en tout 50.000 volumes, notamment d’historiographie militaire, de politique étrangère, de classiques français, le cercle vit et vibrionne au rythme des tertulias, ces réunions périodiques où chacun échange à propos d’œnologie, de chasse, d’art, d’histoire, de littérature.
Le Gran Peña n’a pas oublié ses origines et se place toujours sous les auspices de la cheminée et des céramiques de plafond récupérées au Café Suizo et intégrées dans l’une des trois salles du bar des membres.
Juan Carlos Ier fait du club un cercle "royal"
Sur son histoire aussi s’est établi le comité de direction. Il comporte toujours un architecte pour la conservation du bâtiment, un juriste en mémoire du premier président qui était notaire, et un lieutenant-général de l’Armée ; la présidence revient par tradition à un grand d’Espagne.
Aujourd’hui, il s’agit du neuvième marquis de Quintanar, ancien président des producteurs de vin espagnols, un temps diplomate et éleveur de chevaux de course et de taureaux de combat. "Le Gran Peña fait partie de ma vie, de ma chair, de mon sang. Mon père l’a présidé pendant la guerre civile. Des tas de choses restent gravées en moi pour toujours, enfant lorsque je parcourais à ses côtés les salons et les couloirs du cercle, et plus tard les visites du roi Juan Carlos, le jour où il qualifia le cercle de royal..."

Depuis Alphonse XIII, les souverains espagnols sont présidents d’honneur du Real Gran Peña, ce qui en fait deux à la fois, désormais, même si Felipe VI ne s’est jamais rendu au cercle, depuis qu’il est devenu roi, pour déguster un cocido madrilène, plat phare du restaurant, ou boire à petites lampées un amontillado, le vin d’apéritif officiel.
Le lieu s’est ouvert à une nouvelle génération de membres qui goûtent au bonheur d’appartenir à cette demeure commune où se vivent en concentré l’art, les traditions, l’histoire de leur pays. Un bonheur partagé par le personnel. Ainsi du barman Florentino. Pour célébrer ses quarante ans de service, il a préféré la médaille du cercle à une prime d’ancienneté. Il a eu les deux et la gratitude éternelle des membres, émus par ce geste de caballero.
Clubs & cercles en Europe, par Serge Gleizes et Charles-Louis de Noüe, photographies de Xavier Béjot et Claude Weber, préface de Siméon II de Bulgarie, Les Éditions du Palais, 240 p., 45 euros.
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