À peine le portail franchi, le ton est donné. Entre forêt et vastes prairies où s’ébattaient autrefois près de cinquante chevaux, et où batifole encore Vicky, l’ânesse de l’artiste israélien Ra’anan Lévy, un jardin peuplé de sculptures monumentales signées Robert Couturier ou Aristide Maillol. Un golden retriever et un bouvier bernois, Sasha et Naïa, accueillent énergiquement les visiteurs avant d’être rappelés à l’ordre par Pierre et Alexandre Lorquin.
Originaire d'Odessa, Dina Vierny s'installe à Paris en 1926
À 29 et 27 ans, les deux frères marchent dans les traces de leur père, Olivier, qui fut pendant longtemps le directeur de la galerie fondée en 1947 par sa mère, et qui est toujours président de la fondation qu’elle a créée pour faire vivre l’œuvre de Maillol, dont elle fut l’héritière.

Et comme leur père et leur grand-mère avant eux, ils n’ont pas changé le rythme qu’ils connaissent depuis leur enfance : la semaine rue Jacob, dans le petit espace aux cimaises de bois tressé, conçues par Auguste Perret dont la cave abrita les plus belles fêtes de Saint-Germain-des-Prés, et le week-end au vert, dans cette vallée de Chevreuse où Dina Vierny arrêta un jour sa Mercedes lors d’une virée avec Günter Grass, en 1959.

"Les bouleaux des environs lui rappelaient les paysages de son Ukraine natale, explique Pierre. Elle est tombée amoureuse d’une ferme en ruine et, petit à petit, elle a racheté tous les terrains alentour." "Du plus loin que remontent nos souvenirs d’enfance, ils sont liés à ce lieu", poursuit Alexandre, le plus jeune et le "préféré" de "Grand-mère" comme le souffle affectueusement son aîné avant de reprendre : "À notre adolescence, comme elle craignait que nous venions moins souvent, elle a même fait construire un terrain de tennis pour nous retenir."

Cette solution radicale donne une petite idée de la force de caractère de Dina Vierny, originaire de la région d’Odessa et arrivée à Paris en 1926 pour devenir à 16 ans le modèle et l’amie de Maillol dont les statues aux formes généreuses s’épanouissent au détour d’un étang à la Monet, surmonté de son petit pont de bois rouge. Si l’une des plus connues, Harmonie, est conservée au musée Maillol, sa sœur jumelle Île de France, qui trône dans le jardin, fut commencée avec la sœur du sculpteur et terminée avec Dina Vierny.

"C’est grâce à 'Grand-mère' que Maillol s’est remis à la sculpture à la fin de sa vie, explique Alexandre, diplômé de l’École du Louvre. À la galerie, nous exposons parallèlement à la rétrospective qui va s’ouvrir au musée d’Orsay les artistes qui se situent dans son sillage, de Henry Laurens à Wang Keping."* Moins connus que le géant de Banyuls, bien d’autres artistes ont eu les honneurs de la rue Jacob où François Mitterrand aimait s’arrêter avant d’aller retrouver Anne Pingeot.
"Chaque repas était une fête" confient les petits-fils de Dina
Autodidacte passionnée, Dina Vierny a un œil infaillible et la collection compulsive. "Elle a commencé très jeune avec des objets archéologiques et a continué toute sa vie : samovars, poupées et automates, et même d’anciennes voitures d’attelage qui servaient pour le cinéma, de La Folie des grandeurs à Woody Allen", s’amusent ses petits-fils.

Dans les différentes bâtisses qui composent la propriété, des éléments d’architecture anciens émaillent façades et encadrements de portes pour composer une atmosphère qui tient à la fois de la Renaissance et du musée des Arts et Traditions populaires. Vaste nef à la charpente ancienne, la "Salle des Chevaliers", avec sa cheminée dotée d’un tournebroche, a d’ailleurs hébergé des banquets d’anthologie.

"À l’époque de 'Grand-Mère', qui est morte en 2009, nos amis étaient jugés en fonction de leur appétit. Passionnée par la gastronomie, elle en avait appris les rudiments auprès de la femme de Maillol. Chaque repas, qui avait droit à son menu calligraphié, était une fête. Et seuls ceux qui se resservaient plusieurs fois étaient réinvités…"

Dans le Salon Bleu, des gravures anciennes évoquant Saint-Pétersbourg au temps de Catherine de Russie voisinent avec la pendule de George Sand et un meuble-bidet XVIIIe, soigneusement dissimulé sous une tapisserie.

Même dialogue fécond entre les époques dans la chambre à coucher désormais redécorée par Pierre et Alexandre : le beau visage aux yeux bandés, peint par l’artiste ukrainien Nikolay Tolmachev, veille sur un cabinet en écailles de tortue XVIIe et un buste de La Fontaine par Houdon, restauré par un membre de la famille de Giacometti. Face au lit recouvert d’un boutis indien, deux fauteuils de Pierre Jeanneret, époque Chandigarh.

Outre les nombreux projets de la galerie "historique", les deux frères ont aussi ouvert rue de Grenelle, à quelques mètres du musée Maillol, un espace à leurs initiales, Pal Project, tourné vers la jeune scène de l’art contemporain. Une autre façon de rester fidèle à l’éclectisme qui coule dans leurs veines.
*Maillol, héritage, à la galerie Dina Vierny, 36, rue Jacob (Paris VIe ), jusqu'au 25 juin 2022.
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