Dans quel but Goebbels a-t-il fait main basse sur les studios de l’UFA (Universum Film AG) ?
Par son pouvoir de susciter des émotions, le cinéma est pour lui un instrument d’influence sur les foules. Il peut agir de manière plus pernicieuse que par une propagande directe. Goebbels va se rendre maître du cinéma allemand, jusqu’à la nationalisation des sociétés de production, en 1937 et 1942. Il devient le grand patron des studios, un peu à l’image des Américains. Il veut faire de Babelsberg un second Hollywood. À mesure que les bombes tombent sur le Reich, le cinéma va aussi aider la population à garder le moral. Un nouvel objectif lui est assigné : arme de distraction massive.
Et pourtant les grandes stars se sont exilées…
On pense souvent que Marlene s’en va à l’arrivée des nazis. En fait, elle est déjà partie pour Hollywood avec Josef von Sternberg depuis 1930 et la première de L’Ange bleu. Mais dès la prise de pouvoir, en 1933, il y a hémorragie des talents : les réalisateurs Fritz Lang, Billy Wilder, Henry Koster, Kurt Bernhard, les frères Siodmak… Erich Pommer, le légendaire producteur de l’UFA des années 1920. Des compositeurs de musiques de film, comme celle de L’Ange bleu, Friedrich Hollaender, ou Henri Garat, auteur de la fameuse ritournelle Avoir un bon copain. Et des acteurs d’origine juive, comme Peter Lorre, Elisabeth Bergner et Conrad Veidt qui n’est pas juif mais marié à une Juive.

Qui sont les nouveaux noms du cinéma allemand ?
Des acteurs deviennent metteurs en scène, comme Veit Harlan qui réalisera Le Juif Süss, film résolument antisémite, ou Wolfgang Liebeneiner avec Suis-je un criminel ?, en faveur de l’euthanasie. Le Viennois Willi Forst insuffle à ses comédies cette légèreté typiquement autrichienne. Reinhold Schünzel, à qui l’on doit le premier Viktor und Viktoria, sorti en 1933, mais qui "demi-juif" sera contraint de s’exiler, en 1937. De grandes stars continuent de travailler, comme Heinz Rühmann, Heinrich George, Emil Jannings qui a obtenu le premier Oscar du meilleur acteur, en 1928. Et puis le star system UFA va progressivement s’enrichir de nouveaux visages.
Ces artistes sont-ils conscients de servir le régime ?
Ce petit milieu vit dans une bulle, plus ou moins volontaire. Fermer les yeux est plus facile. En 1933, tous n’ont pas réalisé la nature du régime. Bien sûr, ils voient que les Juifs s’en vont et que le cinéma est saigné par l’aryanisation. Ils pensent que ce genre de persécution ne les concerne pas. Pour fidéliser les stars qui restent, on leur offre des salaires mirobolants, on les flatte, on leur confie des responsabilités, souvent au théâtre. Et ça fonctionne très bien.

Hitler est cinéphile ?
Grand cinéphile, et de films de tous horizons. Il adore les productions hollywoodiennes, les Walt Disney, Laurel et Hardy... Il en a des réserves à la Chancellerie et au Berghof, sa résidence des Alpes bavaroises. Il organise des soirées cinéma où l’on peut regarder trois, quatre ou cinq films d’affilés, ce qui épuise toutes les personnes présentes, sauf lui.

L’actrice et réalisatrice Leni Riefenstahl était-elle réellement fascinée par le Führer ?
C’est l’une des seules parmi les actrices à verbaliser son admiration et elle semble avoir nourri des sentiments un peu troubles pour lui. Les autres comédiennes ont facilement tendance à le présenter comme un homme chétif, rabougri. Elles ne comprennent pas qu’il fascine les foules et fasse s’évanouir les femmes. Ce qui est peut-être aussi une tentative de justification pour expliquer leurs propres errements, après coup.

Mais Zarah Leander est déroutante dans ses relations avec les caciques du régime…
Comme le disait Douglas Sirk : "Zarah Leander n’était ni nazie ni antinazie, elle voulait faire carrière." Babelsberg, à l’époque, c’est la Mecque du cinéma européen. Elle est suédoise, et pour une star étrangère, se voir offrir un contrat, c’est le Graal. Leander ne veut pas s’éloigner de la Suède et de ses enfants. On lui déroule le tapis rouge, alors elle signe son pacte faustien pour devenir la locomotive de l’UFA. Par ailleurs, elle n’a pas de relations particulières avec Hitler, et même avec Goebbels le contact est compliqué au début. Il ne croit pas du tout en elle, mais après le troisième film et le troisième succès, il se rend à l’évidence. Mais vers la fin de son séjour en Allemagne, en 1942, leurs relations se détériorent sérieusement. Elle refuse de devenir allemande, et "actrice d’État". Goebbels devient hargneux, et cela l’a poussée à partir.

Elle est parfois qualifiée d’ersatz. Était-elle une mauvaise comédienne ?
L’UFA a cherché une figure de femme fatale capable de rivaliser avec Garbo et Dietrich. Si Leander joue toujours le même rôle, sa présence magnétique légitime totalement son statut de star. Sa voix, ses personnages, son rapport avec le public expliquent pourquoi elle devient le mythe du cinéma de l’ère nazie.

Quelles autres actrices se distinguent ?
Des étoiles reconnues, qui ont débuté sous le muet, comme Hilde Krahl et Olga Tchekhova. Elles conservent leurs emplois de "grandes dames", ce que Hitler apprécie beaucoup. De nouveaux visages apparaissent à partir de 1937-1938 au moment où l’on cherche à bâtir un star system. Beaucoup d’étrangères, ce qui est curieux pour un régime qui prône la pureté aryenne, avec des origines assez exotiques et parfois issues de pays que le Reich va écraser. Lida Baarová, le futur amour de Goebbels, est tchèque. La Hongroise Marika Rökk, reine des claquettes, va devenir un mélange entre Ginger Rogers et Eleanor Powell. Et puis une jeune ingénue, Ilse Werner, qui est hollandaise… Parmi les Allemandes, apparues dès la fin de la république de Weimar, il y a Brigitte Horney, Camilla Horn, Marianne Hoppe… Ces noms-là vont vraiment s’imposer au cours des années 1930.
Même Ingrid Bergman a fait un passage par les studios de l’UFA…
Tout le monde l’a oublié, mais Bergman avait une mère allemande. Elle a tourné un film en 1938 qui n’est pas resté dans les annales mais où elle parle un allemand quasiment irréprochable. On sent bien qu’elle était bilingue. Mais contrairement à ses compatriotes, elle n’a pas fait carrière en Allemagne, les cieux hollywoodiens devaient lui sembler plus clairs.

Et la mère de Romy Schneider… Était-elle pronazie, comme on l’a parfois entendu ?
Magda Schneider...
Connectez-vous pour lire la suite
Profitez gratuitement d'un nombre limité d'articles premium et d'une sélection de newsletters
Continuer
Un journalisme d’excellence, des contenus exclusifs, telle est la mission de Point de Vue. Chaque article que nous produisons est le fruit d’un travail méticuleux, d’une passion pour l’investigation et d’une volonté de vous apporter des perspectives uniques sur le monde et ses personnalités influentes. Source d’inspiration, notre magazine vous permet de rêver, de vous évader, de vous cultiver grâce à une équipe d’experts et de passionnés, soucieux de porter haut les couleurs de ce magazine qui a fêté ses 80 ans. Votre abonnement, votre confiance, nous permet de continuer cette quête d’excellence, d’envoyer nos journalistes sur le terrain, à la recherche des reportages et des exclusivités qui font la différence tout en garantissant l’indépendance et la qualité de nos écrits. En choisissant de nous rejoindre, vous entrez dans le cercle des amis de Point de Vue et nous vous en remercions. Plus que jamais nous avons à cœur de vous informer avec élégance et rigueur.