À l’issue de la conférence de Berlin qui règle le partage de l’Afrique de l’Ouest, en 1885, Léopold II, roi des Belges, se voit remettre, à titre personnel, la souveraineté du nouvel "État indépendant du Congo". Mais la "mission civilisatrice" et la "lutte contre l’esclavage" promises par le souverain se muent bien vite en coupe réglée des richesses du pays. Les compagnies, qui paient l’impôt au roi, ne reculent devant rien, des prises d’otages aux mutilations, afin d’obtenir leur "quota" d’ivoire et de caoutchouc.
Des crimes que Roger Casement, un diplomate, né en Irlande, dénonce devant le parlement britannique. Devenu un héros national, et fait chevalier par le roi George V, en 1911, sir Roger Casement sera pourtant accusé de haute trahison, pour intelligence avec l’Empire allemand, et exécuté cinq ans plus tard.
Même pour les passionnés d’histoire, Casement c’est avant tout le nom d’un rapport. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à l’auteur de ce texte ?En travaillant sur l’histoire de l’Afrique et de la colonisation, je suis tombé sur le rapport que Roger Casement a présenté devant le parlement britannique, en 1904, afin de dénoncer les horreurs qui se déroulaient au Congo. Puis j’ai recroisé ce même personnage en me documentant sur la guerre de 1914-1918. Dix ans plus tard, le même Casement est à Berlin pour aider les Irlandais à lutter contre les Anglais. Comment un héros devient-il un traître ? J’essaie toujours, quand je fais de l’histoire, d’envisager les autres points de vue.
Que vient-il faire au Congo belge et que découvre-t-il ?En 1884, il a 20 ans et le goût de l’aventure. Il découvre le Congo où, comme tous les Européens que l’Afrique fascine — bêtes féroces, cannibales, tam-tams —, il a sentiment d’apporter la civilisation. Vingt ans plus tard, devenu diplomate, il est nommé consul à Boma où des bruits courent sur des horreurs qui seraient perpétrées dans le pays. Léopold II, le roi des Belges, s’est emparé de cette immense colonie, 80 fois la taille de son royaume, dont il a fait sa propriété personnelle. Avec le boom du caoutchouc, qui explose à la fin du XIXe siècle pour équiper les vélos, bientôt les voitures, les sociétés qui travaillaient pour le roi commencent à récolter "l’or blanc" du Congo à grande échelle. Mais d’une manière atroce, en imposant des quotas, quitte à perpétrer des massacres dans les villages. On tranche les mains pour presser les ouvriers ! C’est l’exaction la plus tristement célèbre.

Comment en vient-il à dénoncer ces crimes ?Après avoir remonté le fleuve Congo, il constate et informe son gouvernement, en 1903. Un rapport lui est commandé qu’il présente devant le parlement britannique l’année suivante. Immédiatement, cela suscite des polémiques, le roi des Belges se défend et commande un contre-rapport. Mais sa propre commission internationale, qui enquête plus longtemps et recueille plus de témoignages, aboutit à des conclusions encore pires ! Que Léopold II récuse. Mais finalement, il devra abandonner la gestion de son "État indépendant du Congo" à l’État belge. La colonisation se poursuit, mais au moins les massacres ont cessé.

Léopold II n’était-il vraiment pas au courant ?C’est la grande question, toujours très controversée en Belgique. Pour quelques-uns, toute cette histoire est inventée, montée de toutes pièces par les Britanniques qui voulaient s’emparer du Congo. Une thèse difficile à soutenir. D’autres veulent croire que Léopold II, "le roi bâtisseur" en Belgique — avec l’argent du Congo bien entendu —, pensait bien faire, sans avoir conscience des horreurs perpétrées dans sa colonie. La troisième hypothèse, qui me semble la plus crédible, c’est que c’était un cynique. Il se souciait du bien-être de son peuple en Europe, tout en se moquant de ce qui pouvait advenir à ces malheureux Africains. C’était une mentalité assez répandue à l’époque

Casement a fait échec au roi. C’est un héros ?L’Angleterre l’adore, la gauche salue son œuvre humanitaire, comme les milieux religieux, très favorables aux missions de christianisation et de civilisation. En 1910, les échos de semblables horreurs arrivent d’Amazonie, de la région du Putumayo où les négociants fouettent et torturent les Indiens. Toujours la récolte du caoutchouc ! Casement est mandaté pour un nouveau rapport qui le rend célèbre jusqu’aux États-Unis. Le roi George V le fait chevalier.
Comment va-t-il basculer dans la "traîtrise" ?À ce moment, Roger Casement est déjà passé à l’autre combat de sa vie, la cause irlandaise. Il est protestant et il aurait pu rester à l’écart. Mais pour lui, l’Irlande est une colonie de l’Angleterre et il faut se battre pour son indépendance. Il devient un militant fervent. Ce qui l’emmène à Berlin, en 1914 lors de la déclaration de guerre, pour négocier l’appui des Allemands. Dès cet instant, c’est un traître aux yeux des Britanniques. Joseph Conrad, son grand ami de l’époque du Congo, rompt avec lui. Il a un fils sur le front... D’autres, comme George Bernard Shaw, le grand écrivain irlando-britannique, continuent de le soutenir. Ils le considèrent comme un pur qui s’est égaré.
Il sera pourtant jugé...En 1916, alors qu’il tente de revenir en Irlande, il est capturé et ramené à Londres. Son procès est équitable, mais les Anglais ont très peur de sa popularité, en Irlande comme aux États-Unis. Pour le tuer "symboliquement" d’abord, ils utilisent les "carnets noirs", qu’il a imprudemment oubliés dans une malle. Roger Casement, consommateur frénétique, y détaille ses relations homosexuelles, toutes les nuits, avec des tas de jeunes hommes... Le procès d’Oscar Wilde s’est déroulé vingt ans auparavant et l’on baigne dans une atmosphère très homophobe. L’homosexualité est considérée comme une perversion abominable.

Son orientation sexuelle va-t-elle perdre Casement ?Et sans scandale, c’est bien plus pervers... Officiellement, il n’est jugé que pour traîtrise. Mais on laisse fuiter les informations, l’ambassadeur des États-Unis est informé et il transmet à Washington... Pour cette raison, le président Wilson refuse d’intervenir, et le roi d’Angleterre rejette les recours en grâce. On ne gracie pas un dégénéré.
Comment ses compatriotes accueillent-ils la nouvelle ?Pour les chefs nationalistes irlandais, en 1916, l’héroïsme de Casement est incompatible avec ce qui est raconté dans les carnets. Alors tardivement, dix, quinze ans plus tard, l’idée se répand que ce sont des faux. Aujourd’hui encore des universitaires défendent cette thèse. Mais il n’est pas du tout oublié en Irlande où un aéroport, des rues, des écoles portent son nom.
Est-ce qu’il a été amoureux ?Difficile à dire, les carnets sont très parcellaires, 1904, 1910 et 1911... trois ou quatre années, c’est tout. Une époque de grande consommation sexuelle pour lui, mais ce n’est pas un prédateur. Il est toujours bouleversé par la sexualité, par la rencontre, par la beauté du jeune homme qu’il croise. Un seul personnage revient dans ce journal intime, Millard, qu’il revoit dès qu’il passe par Belfast. Il écrit : "Joie de retrouver Millard !" Mais vivre une vraie histoire d’amour, vue l’écrasement de l’homosexualité à cette période, ce n’était pas si simple.
 
            Connectez-vous pour lire la suite
Profitez gratuitement d'un nombre limité d'articles premium et d'une sélection de newsletters
Continuer 
            Un journalisme d’excellence, des contenus exclusifs, telle est la mission de Point de Vue. Chaque article que nous produisons est le fruit d’un travail méticuleux, d’une passion pour l’investigation et d’une volonté de vous apporter des perspectives uniques sur le monde et ses personnalités influentes. Source d’inspiration, notre magazine vous permet de rêver, de vous évader, de vous cultiver grâce à une équipe d’experts et de passionnés, soucieux de porter haut les couleurs de ce magazine qui a fêté ses 80 ans. Votre abonnement, votre confiance, nous permet de continuer cette quête d’excellence, d’envoyer nos journalistes sur le terrain, à la recherche des reportages et des exclusivités qui font la différence tout en garantissant l’indépendance et la qualité de nos écrits. En choisissant de nous rejoindre, vous entrez dans le cercle des amis de Point de Vue et nous vous en remercions. Plus que jamais nous avons à cœur de vous informer avec élégance et rigueur.
 
                                                             
                                                         
                                 
                                 
                                 
                                 
                                 
                                