Le trésor des princes-électeurs de Saxe au musée du Luxembourg

Un vocabulaire, artificialia, scientifica, naturalia, memorabilia, ethnografica, pour classifier d’inestimables trésors… L’exposition Miroir du Monde*, au musée du Luxembourg, à Paris, dévoile, jusqu’au 15 janvier 2023, une partie des collections réunies dans leur cabinet d’art par les princes-électeurs puis rois de Saxe, durant près de quatre cents ans.

Par François Billaut - 17 octobre 2022, 06h56

 La voûte verte, intérieur de la salle des préciosités.
La voûte verte, intérieur de la salle des préciosités. © Grünes Gewölbe / David Brandt

L’Enfant Jésus, sauveur du monde et bon pasteur, taillé dans un grenat de Ceylan et monté sur un piédestal en cristal de roche et d’or, serti de grains de rubis, spinelles et saphirs. Cet objet de dévotion, probablement créé pour l’élite ceylanaise fraîchement convertie par les missionnaires portugais, au tournant des XVIe et XVIIe siècles, est contemporain du duc et prince-électeur Auguste Ier (1526-1586), initiateur de cette collection royale, l’une des plus fabuleuses du monde. Ce souverain, sans autre accès à la mer que son port fluvial de Dresde, sur l’Elbe, à quelque 300 kilomètres au sud de la Baltique, se passionne pour le vaste monde, dont les récentes découvertes de Magellan, Vespucci et Colomb viennent de repousser les frontières. L’électeur est riche, du commerce florissant dans sa capitale et des mines d’argent de ses montagnes.

Les frontières du monde

En prince de son temps – nous sommes à la naissance des premiers "cabinets de curiosités" –, Auguste souhaite acquérir "tout ce qui est étranger et vient des Indes […], animaux et oiseaux, diables et idoles, pierres et insectes". Par "Indes", outre la péninsule proprement dite et les nouveaux continents, sud et nord-américains, il faut alors comprendre tout ce qui est extra-européen. Et cette collection princière, l’une des premières du genre, est peut-être aussi la première à s’ouvrir au public, avec une directive d’Auguste Ier précisant que "toutes les personnes étrangères, ou celles qui le désirent, doivent être guidées sans distinction, et tout doit leur être montré". 

Cet Enfant Jésus, sauveur du monde et bon pasteur, taillé dans un grenat de Ceylan, au début du XVIIe siècle, est l’un des chefs-d’œuvre du trésor de Dresde, conservé dans la salle des Préciosités de la Voûte verte.
Cet Enfant Jésus, sauveur du monde et bon pasteur, taillé dans un grenat de Ceylan, au début du XVIIe siècle, est l’un des chefs-d’œuvre du trésor de Dresde, conservé dans la salle des Préciosités de la Voûte verte. © Grünes Gewölbe, Staatliche Kunstsammlungen Dresden / Carlo Böttger

Son fils Christian Ier, sur la foire voisine de Leipzig, acquiert le plus ancien des "ethnografica" de la collection Saxe : un coffret de nacre des Indes, servant d’écrin à douze cuillères d’ivoire sculptées, probablement au royaume du Bénin. Et si l’enrichissement du fonds se poursuit sous les règnes suivants, c’est avec l’électeur Frédéric-Auguste, élu roi de Pologne et grand-duc de Lituanie sous le nom d’Auguste II, en 1697, que Dresde et sa fameuse collection prennent un essor sans précédent. "Dans sa jeunesse, il avait été fasciné par le Versailles de Louis XIV, lors de son voyage en Europe ", explique l’historienne Patricia Bouchenot-Déchin. 

Devenu souverain, il commande à l’architecte Matthäus Daniel Pöppelmann, pour le palais de la Résidence, une nouvelle enfilade de salles aux murs couleur malachite, la fameuse "Voûte verte" de Dresde. La visite des collections coûte alors 1 ducat. Mais avec les fonds déjà existants de la salle des armures, datant de Georges le Barbu (1471-1539), les monnaies et médailles, la salle d’argenterie et le cabinet du trésor, le cabinet des curiosités d’Auguste Ier, ou ceux des squelettes et d’anatomie… c’est déjà un véritable musée, pourvu d’un vestiaire, de toilettes et de bancs de repos, que l’électeur-roi propose à ses contemporains. 

La "Florence du Nord"

Et ils se pressent, visiteurs de haut rang, artistes et artisans, scientifiques et même alchimistes, pour contempler, s’inspirer et s’instruire. Car où trouver, sinon dans une collection royale semblable à celle de l’électeur, une "langue de griffon", un "basiliscus séché" et même, comme en témoigne, en 1643, le géographe français Pierre d’Avity, "une corne de licorne pendue au sommet de la troisième chambre avec une chaîne d’or" ? En fait de relique de bête fabuleuse, cette corne torsadée, comme d’ailleurs la plupart de celles qui s’arrachaient à prix d’or à l’époque pour enrichir les cabinets de curiosités, se révélera être une défense de narval. Dans la même veine, un autre artefact présenté sous la dénomination "langue d’espadon" n’est autre qu’un rostre de poisson-scie transformé en épée, et frappé aux armoiries du prince-électeur. 

Un kriss de Java et son fourreau laqué, de la fin du XVIIe siècle.
Un kriss de Java et son fourreau laqué, de la fin du XVIIe siècle. © Museum für Völkerkunde Dresden, Staatliche  Kunstsammlungen Dresden / Eva Winkler

Avec Auguste III, prince-électeur de Saxe en 1733, et roi élu de Pologne et grand-duc de Lituanie, comme son père, la cour de Dresde devient l’un des phares artistiques et culturels d’Europe. Près d’un siècle auparavant, le nonce apostolique Giovanni Delfino l’avait déjà qualifiée de "altera Florencia", et la capitale des électeurs mérite sans conteste son surnom de "Florence du Nord". 

Une aigrette de chapeau de l’orfèvre Dinglinger, sertie de 193 diamants.
Une aigrette de chapeau de l’orfèvre Dinglinger, sertie de 193 diamants. © Grünes Gewölbe, Staatliche Kunstsammlungen Dresden / Jürgen Karpinski

Auguste III, grand-père de nos futurs rois Louis XVI, Louis XVIII et Charles X – par sa fille la dauphine Marie-Josèphe (1699-1757) –, règne alors sur un territoire plus étendu que le royaume de France. Pour montrer sa puissance, il engloutit des fortunes en tableaux, joyaux et sculptures… De l’Orient lointain proviennent les précieuses "china", ces porcelaines translucides dont le secret de fabrication résiste encore aux faïenciers occidentaux. 

Les émeraudes de l'empereur Rodolphe

La collection de la Voûte verte, à l’aube du XVIIIe siècle, ne compte pas moins de 25.000 pièces, dont les premières ont été offertes à Christian Ier par Ferdinand de Médicis, le grand-duc de Toscane. Une fortune. Et finalement une nouvelle source de revenus, après la découverte de l’argile blanche de kaolin, et les premières pièces de porcelaine européenne, produites par la manufacture des électeurs-rois, dès 1710, à Meissen. Les "coquilles" tiennent aussi une grande place dans les collections royales. Les souverains européens, et ceux d’Allemagne en particulier, raffolent de ces nacres, travaillées ou naturelles, qui proviennent essentiellement du Pacifique ou de l’océan Indien. Coraux, conques, nautiles et autres escargots de mer, des "naturalia" (objets naturels), sont le plus souvent mâtinés "artificia" (objets créés), et transformés en vases, aiguières ou objets de décoration. 

Les nautiles transformés en licorne de mer, par Elias Geyer, de Leipzig, au début du XVIIe siècle.
Les nautiles transformés en licorne de mer, par Elias Geyer, de Leipzig, au début du XVIIe siècle. © Grünes Gewölbe, Staatliche Kunstsammlungen Dresden /  Carlo Böttger

En témoigne "un grand Maure en bois sculpté, laqué brun, avec couronne païenne de plumes, collier, disques pectoraux et dorsaux […], qui porte, dans une coquille recouverte d’écailles de tortue, un précieux bloc de pierre présentant quatre gros cristaux d’émeraude et neuf petits". Si le "Maure" en question – plus probablement un Amérindien – a été sculpté par Balthasar Permoser pour Auguste II, en 1724, le bloc d’émeraudes, en revanche, attendait depuis près d’un siècle et demi ce digne support. L’électeur Auguste Ier avait reçu ces gemmes provenant des mines de Colombie, en 1581, en présent de l’empereur Rodolphe II. 

Le globe terrestre de Johannes Prätorius, de Nuremberg, en laiton gravé.
Le globe terrestre de Johannes Prätorius, de Nuremberg, en laiton gravé. © Mathematisch-Physikalischer Salon, Staatliche  Kunstsammlungen Dresden / Jürgen Karpinski

L’œuvre composite illustre bien l’histoire de cette lignée millénaire, régnant sur la marche de Meissen, dès le XIe siècle, et sur les duchés saxons depuis le XVe. Devenus "rois de Saxe" en 1806, par la grâce de Napoléon Ier et de sa Confédération du Rhin, les descendants des princes-électeurs ont poursuivi ce projet dynastique de collection, jusqu’à la déposition du dernier souverain, le roi Frédéric-Auguste III, en novembre 1918. 

Dresde renaissante

Plus de cent ans ont passé, et l’inestimable trésor des rois de Saxe s’offre toujours à notre admiration. En dépit des vicissitudes de l’Histoire… car Dresde la sublime a manqué disparaître sous les bombardements alliés, en février 1945. Et son inestimable trésor fut...

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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