"Je suis partie pendant la canicule, je partirai de même dès que je le pourrai, même au milieu du froid le plus excessif, ne fût-ce que pour te voir une minute, à moins que je ne reste en chemin, ce dont je me soucie le moins. […] Tu ne connais pas encore une passion de la trempe de la mienne, quand je ne serai plus, tu pourras en faire la curieuse histoire, pour servir à celle du cœur humain." Datée de septembre 1814, cette lettre d’Helena Potocka, que cite, parmi bien d’autres, Michel Figeac, résume son besoin viscéral d’être aux côtés de Vincent Potocki, quitte à braver l’hiver polonais et mettre en péril sa santé fragile. Intrépide et résolue, elle a placé, sous le signe exclusif de cette passion indéfectible, une existence entamée un demi-siècle plus tôt.
Helena, une "mélancolique à l’âme romantique"
Née le 9 février 1763, Helena perd la même année ses parents, Antonina Radziwill et Jozef-Adrian Massalski, trésorier du grand-duché de Lituanie. Confiée à son oncle, Ignacy Massalski, évêque de Vilnius, la petite princesse polonaise arrive en France en octobre 1771, alors que son pays natal est plongé dans une guerre qui conduira, en août 1772, à son premier démantèlement. Elle va passer dans la fameuse institution parisienne de l’Abbaye-auxBois les huit années suivantes qu’elle racontera en détail dans son journal intime, précieux témoignage sur la formation de la haute noblesse. À 16 ans, la mort de la très aimée madame de Rochechouart, maîtresse générale de l’établissement, l’encourage à convoler. Parmi les prétendants de cet excellent parti, un candidat se démarque bientôt : "Charles-Antoine-Joseph-Emmanuel de Ligne, fils de Françoise-Marie, princesse de Liechtenstein, et du prince CharlesJoseph de Ligne, feld-maréchal et diplomate belge au service de l’Autriche, qui était un peu l’incarnation du grand noble des Lumières", explique Michel Figeac.

Le charme et la vivacité de l’héritière de la dynastie Massalski séduisent le jeune homme de 20 ans qui ne déplaît pas à Helena. Le 25 juillet 1779, le contrat de mariage est signé à Versailles, paraphé par Louis XVI et Marie-Antoinette, l’union célébrée un mois plus tard à l’Abbayeaux-Bois, et la fête donnée au château de Belœil, résidence d’été des princes de Ligne dans le Hainaut. Malgré des débuts prometteurs et un goût partagé pour l’art et la littérature, les premiers nuages apparaissent bientôt dans le ciel des époux : Helena souffre des absences répétées de son mari, que ses obligations militaires éloignent, et son caractère fort supporte mal l’autoritarisme de sa belle-mère. Mais, en septembre 1784, le jeune couple s’installe à Paris, rue de la Chaussée-d’Antin, et Helena s’abandonne, avec délice, à un tourbillon de plaisirs culturels et mondains.
Coup de foudre pour le comte Vincent Potocki
Au cours de l’été 1787, une insurrection éclate à Bruxelles, provoquée par la politique de l’empereur Joseph II, et la famille de Ligne rejoint le prince Charles-Joseph à Vienne. Helena s’y morfond et soupçonne en outre son mari d’infidélité. Sous prétexte de visiter son oncle, elle obtient la permission de se rendre en Pologne, à condition de laisser dans la capitale autrichienne Sidonie, sa fillette née en décembre 1786. Théâtre, concerts, jeux de salon… À Varsovie, Helena renoue avec l’indépendance et la joie et, en septembre 1789, rencontre le comte Vincent Potocki, grand chambellan de la Couronne et propriétaire d’immenses domaines aux confins de la Pologne et de l’Ukraine. Né en 1750, il appartient à une prestigieuse famille de magnats, apparue au XIIIe siècle dans la ville de Potok, près de Cracovie. Après un mariage sans descendance avec Ursula Zamoyska, nièce du roi Stanislas-Auguste, Vincent a épousé la comtesse Anna Mycielska qui lui a donné deux fils. Le coup de foudre immédiat qu’éprouve Helena pour ce séducteur invétéré va bouleverser définitivement sa vie. "Entre la mélancolique à l’âme romantique et le libertin froidement calculateur et rationnel, la confrontation était inégale", commente Michel Figeac.

Le comte a beau révéler un tempérament ombrageux, jaloux et passablement despotique, Helena abdique tout sur l’autel de son amour : passé, réputation, liberté. Farouche, sa détermination emporte le cœur du séduisant chambellan. Il écrit à la comtesse Anna sa décision de divorcer, tout comme Helena à Charles-Antoine. Les Ligne refusent, mais le destin s’en mêle. Le 20 avril 1792, Louis XVI déclare la guerre à François II, le nouvel empereur, et le 12 septembre suivant, jour de son anniversaire, Charles-Antoine de Ligne meurt en héros, la tête emportée par un boulet français au cours de la bataille de La Croix-aux-Bois. "Ce canon était chargé depuis l’éternité", écrit Helena, en écho à la formule de Madame de Sévigné sur Turenne. Le testament de Charles-Antoine révèle l’existence d’une fille naturelle, née en 1786, prouve sa liaison avec la princesse Kinski et témoigne de sa profonde rancune à l’égard d’Helena. Demandant que soient rassemblés à Belœil les portraits de dames chéries, il précise : "On aura bien soin d’ôter celui de ma femme qu’on mettra au garde-meuble." Reste à convaincre Anna.
La malheureuse, dont le fils cadet meurt d’une angine, finit par accepter le divorce en échange de la garde de son aîné, François. Le mariage devient possible. Mais l’autorisation pontificale va mettre des mois à parvenir… La fougueuse Helena convainc son oncle de trouver un prêtre pour les marier, chose faite par une nuit de novembre 1792. "C’est donc dans le plus parfait secret, en catimini, qu’Hélène de Ligne devint Helena Potocka. Le grand chambellan, désormais bigame, visita les vastes domaines lituaniens de sa nouvelle épouse, puis ils revinrent en Ukraine où Helena entra officiellement dans Niémirow", écrit Michel Figeac.
Absences et jalousie, tendresse et infidélités
Au château néogothique de Niémirow, Helena préfère le beau palais de Kowalówka. C’est là qu’elle élève Alexis et Vincent — nés tous deux avant l’annulation du mariage prononcée, enfin, en novembre 1794 —, seule le plus souvent, le comte se déplaçant sans cesse dans ses différentes propriétés. Ainsi est-il absent lorsqu’Alexis, deux ans après Vincent, décède en 1799 de la diphtérie. À ces tragédies s’ajoutent, pour Helena, les nombreuses scènes provoquées par le caractère lunatique de son époux, alternant phases de tendresse et de rejet, et la douleur de le prendre en flagrant délit d’adultère… En 1806, les Potocki semblent avoir surmonté ces obstacles quand ils s’installent à Paris où Helena retrouve avec bonheur salons, galeries et théâtres. En 1811, ils achètent le fameux château de Saint-Ouen où Louis XVIII passe la nuit du 2 mai 1814 et prononce le discours ouvrant la voie à la Restauration. Par écrit, Helena relate en détail cet événement historique à son mari, comme la débâcle napoléonienne et la bataille de Paris. Car Vincent est toujours par monts et par vaux, réclamé par la gestion de ses domaines, dit-il. Ses absences et la jalousie qu’elles suscitent plongent Helena dans une profonde mélancolie que ne compense pas le fait d’avoir retrouvé, après dix-neuf ans de séparation, sa fille Sidonie. Ni celui d’avoir réussi l’exploit incroyable de la marier à François Potocki, son propre beau-fils, en septembre 1807. Quand le manque devient trop cruel, elle sillonne l’Europe à la recherche de son insaisissable époux.

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