Daria Saltykova, l’autre comtesse sanglante

Au registre des meurtrières de l’histoire, la postérité a surtout retenu le nom d’Elizabeth Báthory qui terrorisa la Hongrie à la fin du XVIe siècle. Moins connue, son "homologue" russe, la comtesse Saltykova, n’a pourtant rien à lui envier. Une série inédite — disponible en exclusivité sur Point de Vue TV — raconte l’histoire de cette véritable serial-killeuse qui fit trembler jusqu’à Catherine II.

Par Thomas Pernette - 01 décembre 2021, 08h17

 Daria Saltykova, incarnée par Yuliya Snigir dans La Comtesse rouge, a terrorisé la Russie du XVIIIe siècle.
Daria Saltykova, incarnée par Yuliya Snigir dans La Comtesse rouge, a terrorisé la Russie du XVIIIe siècle. © Point de Vue TV

La place Rouge est noire de monde. Les Moscovites, qui ont pourtant l’habitude des exécutions publiques, semblent s’être donné le mot. De tous âges, de toutes conditions, ils jouent des coudes pour s’approcher autant que possible de l’échafaud. L’occasion est unique, le spectacle promet d’être beau. Car ce 17 octobre 1768, ce ne sont pas de simples brigands qu’on mène à la mort, de pauvres bougres tiraillés par la faim, mais une femme. Et pas n’importe laquelle : une aristocrate qu’on dit immensément riche, la comtesse Daria Nikolaïevna Saltykova, surnommée la "Comtesse malfaisante". Un monstre chuchote-­t­-on.

Une jeune femme "décrite comme mélancolique, peu cultivée et pieuse"

Attirés par le goût du sang et de la justice à peu de frais, les curieux vont vite être déçus. Si la criminelle — le port altier, le teint pâle — est fidèle aux portraits qu’on dresse d’elle, le bourreau n’aura pas à se déranger. À la dernière minute, la grâce impériale s’abat sur la terrible comtesse : la peine de mort est commuée en peine de prison à vie. Menottée, Daria Saltykova est exposée à la vindicte populaire une pancarte autour du cou, où sont peints les chefs d’accusation "tortionnaire" et "meurtrière". À midi, on la pousse dans une charrette qui l’emmène au monastère d’Ivanosky, à plus de six cents kilomètres de Moscou. Là­-bas l’attend une cellule sans fenêtre où elle perdra la raison. Catherine II peut dormir en paix...

La comtesse rouge
Daria Saltykova, incarnée ici par Yuliya Snigir, sera condamnée à la prison à vie pour les crimes qu'elle a commis. © Point de Vue TV

Mais qui était vraiment Daria Saltykova et quels furent ses crimes ? Dans l’ouvrage collectif Les Furies de l’Histoire, paru aux éditions First, Stéphane Mahieu, ressuscite la figure de cette serial­-killeuse en jupon, devenue un personnage de la culture populaire russe, mais dont la réputation n’a jamais dépassé les frontières. Et pourtant, la Comtesse malfaisante n’a rien à envier à Jack l’Éventreur. Condamnée pour trente-­huit meurtres, perpétrés de 1755 à 1768, la Saltytchikha, son autre surnom, aurait fait périr bien plus d’innocents que ne l’affirme le décompte officiel. Les historiens avancent le nombre de cent victimes supplémentaires, soit, au total, près de cent quarante meurtres en l’espace de treize ans !

Pourtant, rien ne destinait la jeune Daria Ivanova — son nom de naissance — à entrer au Panthéon des pires tortionnaires de l’Histoire. La jeune fille est issue de la meilleure société, élevée au couvent, mariée très jeune au comte Gleb Alexeïevitch Saltykov, capitaine de cavalerie, représentant d’une prestigieuse lignée au service des tsars. "Elle est décrite comme mélancolique, peu cultivée et pieuse. Elle donne beaucoup à l’Église, apparaît comme philanthrope et se rend à des pèlerinages parfois lointains, comme au monastère de Petchersk, à Kiev", raconte Stéphane Mahieu. Daria est loin d’être une mondaine. Au contraire, la comtesse vit en dévote et tient à superviser l’éducation de ses deux fils qui deviendront, eux aussi, militaires.

Daria Saltykova se montre sans pitié envers ses serviteurs

Aux intrigues et aux bals de Saint-Pétersbourg, elle préfère le calme de sa résidence à la campagne, son grand domaine de Troïtskoïe, à trente kilomètres de Moscou. Là-bas, elle règne sur six cents serfs, quasi-esclaves à l’époque. Des hommes et des femmes que Daria Saltykova a appris à mener d’une main de fer. Jusqu’à basculer ? En 1755, le comte Saltykov rend son dernier soupir — dans quelles conditions ? Mystère...

Veuve à 26 ans, Daria hérite des biens considérables de son défunt mari. Est-elle inconsolable ? Sombre-t-elle dans la folie ? Sa dureté envers ses serviteurs et paysans se mue alors en une exigence impossible à satisfaire. Un parquet qu’elle juge sale, des carreaux douteux... Tout devient prétexte aux pires traitements, aux sévices les plus durs et les plus inhumains. "Si le nombre de meurtres est à peu près connu, le nombre de personnes maltraitées avec ou sans séquelles ne l’est pas", rappelle Stéphane Mahieu. "Ainsi, dès la fin de 1756, une femme de chambre, qui était déjà au service de son mari, reçoit systématiquement des coups de sa maîtresse. Une servante, nommée Shewaskova, est sévèrement battue, ses bras et ses jambes brisés. Elle survit handicapée, exilée dans un domaine lointain."

Yuliya Snigir incarne Daria Saltykova dans la série La Comtesse rouge.
Peu importe leur âge, les femmes sont la cible de la folie de Daria Saltykova. © Point de Vue TV

La Comtesse malfaisante frappe elle-même, parfois avec une bûche. Elle laisse ses proies mourir de froid dans la neige. Personne n’est épargné. Les femmes sont ses principales victimes, même à la sortie de l’enfance, même enceintes. Fouet, gourdin, pinces chauffées à blanc, eau bouillante. La torture devient le quotidien de Troïtskoïe, la terreur y est omniprésente. Le système du servage permettra à Daria Saltykova de dissimuler longtemps sa folie meurtrière. Personne n’ose élever la voix, par peur de représailles. Un serf qui se plaint est irrémédiablement battu pour dénonciation calomnieuse. À ceux qui osent poser des questions sur un proche disparu, on répond que l’intéressé a été envoyé dans un autre domaine, la loi autorisant les maîtres à disposer librement des âmes.

Héroïne de la série La Comtesse rouge 

Corrompues, les autorités locales ferment les yeux sur les disparitions pourtant de plus en plus fréquentes. Il faudra le courage de deux paysans, partis à Saint-Pétersbourg au péril de leur vie, sans ressource ni appui, pour qu’enfin une plainte soit déposée et qu’une enquête s’ouvre, d’abord dans l’indifférence générale. Mais, peu à peu, l’affaire s’ébruite et intéresse les plus hautes sphères. Ce qui relevait d’un scabreux fait divers prend des allures politiques.

Catherine II, elle-même, s’en ouvre à son entourage et ses ministres. Bientôt, le cas de Daria Saltykova devient une quasi-affaire d’État. La tsarine se montre nerveuse, les enquêteurs comprennent qu’ils ont tout intérêt à s’atteler avec sérieux à leur tâche. Carte blanche leur est donnée. Comme si, à Saint-Pétersbourg, on voulait faire tomber au plus vite la veuve infernale. Pourquoi un tel zèle dans un pays où la vie humaine des plus faibles a si peu de prix ? Les hypothèses sont multiples.

Catherine II de Russie. © Getty Images
Malgré les crimes qu'elle a commis, la tsarine Catherine II de Russie va gracier Daria Saltykova. © Getty Images

Pour le réalisateur Egor Anashkin, à l’origine de la série La Comtesse rouge, la concurrence amoureuse ne serait pas étrangère à la chute de la meurtrière. Daria Saltykova n’a-t-elle pas succombé au charme d’un bel aristocrate... devenu par la suite l’amant de la sulfureuse tsarine ? Catherine II a-t-elle voulu supprimer une rivale que tout accusait ?

La comtesse rouge
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Les historiens avancent des considérations moins romanesques. En faisant tomber la comtesse Saltykova, la tsarine rappelle à la noblesse russe, souvent frondeuse, que le pouvoir impérial peut se montrer implacable. La condamnation aurait alors valeur d’exemple. Et si la tsarine se refuse, dans un geste d’apaisement, à faire couler le sang bleu de l’aristocrate, les nobles ne sont à l’abri nulle part, même retranchés dans le secret de leurs immenses domaines.

À moins que Catherine II, alors au début de son règne, n’ait voulu se montrer en "despote éclairée" ? Disciple de Voltaire — qui la surnomme la Sémiramis du Nord — et de Diderot et d’Alembert, dont elle finance l’Encyclopédie, Catherine la Grande pouvait, à peu de frais, offrir à ses peuples, qu’ils soient libres ou simples serfs, une démonstration de sa foi en l’esprit des Lumières, alors follement à la mode. Qu’importe la raison, Daria Saltykova est enfin neutralisée. Elle survivra trente-­trois ans dans l’obscurité de sa prison, avant de s’éteindre à son tour, en 1801, emportant avec elle le nombre exact de ses victimes.

Les...

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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