Jambes de bois, cache-œil de borgne, pavillons noirs à tête de mort et sanglants abordages...Les pirates, sources de fantasmes, de frayeurs autant que de fascination, ont envahi l’imagerie populaire dès le XVIIIe siècle, leurs fabuleux trésors supposés nourrissant les rêves de fortune sur toutes les mers du globe, avant d’inspirer la littérature, puis le cinéma.
En 1724, la parution outre-Manche d’A General History of the Robberies and Murders of the Most Notorious Pirates, sous la plume d’un certain capitaine Charles Johnson, dont l’identité reste aujourd’hui encore un mystère — Daniel Defoe, le célèbre auteur de Robinson Crusoé, ou Nathaniel Mist, un ancien marin reconverti dans la publicité ? —, contribue largement à construire la légende d’avides bandits marins sans foi ni loi aux exploits téméraires.
Anne Bonny, une jeune femme intrépide et rebelle
Mais aussi, à défaut de documents officiels, cet ouvrage à ambition historique forgera en partie l’extraordinaire notoriété de deux femmes pirates qui ont bel et bien existé, Anne Bonny et Mary Read, devenues avec le temps figures de proue d’une émancipation pionnière. Il faut dire que le destin follement romanesque comme les faits d’armes de ces héroïnes hors norme pour survivre ont presque valeur de manifeste. Éprises de leur chère liberté, l’une et l’autre vont ainsi se travestir en homme pour la conquérir, avant qu’un jour leurs chemins ne se croisent dans les Caraïbes, malgré leurs origines sociales différentes.

Fille illégitime d’un procureur, William Cormac, et de sa domestique Mary, Anne Bonny naît en Irlande près de Cork vers 1697. Ayant attenté aux bonnes mœurs, le scandaleux magistrat devenu paria doit alors quitter sa catholique terre natale et s’exile en Caroline du Sud, non sans emmener avec lui le fruit de ses amours clandestines. Au Nouveau Monde, William Cormac acquiert une plantation où il élève, pour d’obscures raisons, Anne en garçon. À cette enfant pleine de vie qui témoigne précocement d’un tempérament volcanique, ce père aimant ne sait rien refuser.
Capricieuse et rebelle, la sauvageonne s’insurge contre l’autorité, et, à l’adolescence, accoutrée en homme, elle préfère fréquenter les bruyantes tavernes que les salons feutrés où se négocient les mariages. C’est dans l’une d’elles qu’elle succombe au charme de James Bonny, pirate pourtant de modeste calibre, qu’elle s’obstine, dès 16 ans, à vouloir épouser. Face à l’opposition de son père, qui menace de la déshériter, la jeune fille s’enfuit de la plantation familiale — certains prétendent même qu’à son départ, elle y aurait mis le feu par vengeance.

Le couple s’installe sur l’île de New Providence, aux Bahamas. Mais lorsque cette croqueuse d’hommes apprend que son traître de mari dénonce leurs compagnons au gouverneur de l’archipel, Woodes Rogers, elle le quitte pour des bras plus valeureux, avant de faire équipe avec le forban Pierre Bousquet (aussi dénommé Peter Bosket). Tandis que Rogers tente à l’époque d’éradiquer la piraterie dans la région à renfort de pardons royaux, le duo, rétif à déposer les armes, s’allie au fameux John Rackham, "Calico Jack", qui inspirera à Hergé le personnage de Rackham le Rouge dans Tintin. Devenue sa maîtresse à bord du Revenge, son redouté navire, l’intrépide Anne manie alors vaillamment le sabre à ses côtés sous le nom d’Adam Bonny, ne révélant son genre à ses ennemis, dit-on, qu’à l’instant où elle s’apprête à leur porter le coup fatal.
À bord du Revenge, Mary Read se lie d'amitié avec Anne, femme pirate comme elle
C’est ce reflet flamboyant de sa propre histoire qui va troubler Mary Read, lorsqu’elle rejoint à son tour, pareillement déguisée en homme, la troupe des flibustiers du Revenge. Fille d’un marin péri en mer, cette battante anglaise, née vers 1685, est élevée par une mère sans le sou. Laquelle, après la mort de son fils aîné Willy, entreprend de faire passer la petite Mary pour son frère, afin de conserver la maigre pension uniquement allouée par sa belle-mère au garçon.
Placée comme valet dès ses 13 ans, l’insoumise Mary aspire alors à d’autres rivages et s’engage, toujours travestie, dans les dragons, l’armée britannique lui ouvrant la seule voie possible à un avenir plus brillant. Cependant, les beaux yeux d’un maréchal des logis la font renoncer à l’uniforme, et, après avoir convolé, la jeune femme ouvre avec son époux une auberge à Bréda en Hollande : un bonheur de courte durée. Veuve seulement quatre ans plus tard, la nomade Mary décide de reprendre l’identité usurpée de Willy Read pour embarquer sur un navire marchand et met le cap sur les Indes occidentales. Quand son bateau est arraisonné par des pirates anglais en quête d’effectifs, cette libertaire dans l’âme se rallie à eux, ravie de filer, toutes voiles dehors, vers les Caraïbes.

Si elle navigue aussi en tant que corsaire de Sa Majesté contre l’Espagne, Mary se reconnaît mieux dans le code d’honneur de la piraterie : "Chaque voix compte, butin partagé et assurance pour les blessés !" Et en 1719, elle se réjouit d’être acceptée dans l’équipage respecté du Revenge. À Anne Bonny, séduite par cette nouvelle recrue à l’allure androgyne, elle avouera pourtant qu’elle aussi est une femme. Devenues amies et peut-être amantes, les deux flibustières complices font montre d’une même ferveur au combat, n’économisant jamais leurs forces et se postant en première ligne lors de l’abordage des navires ennemis.
Un funeste destin attend l'équipage du Revenge
Au crépuscule de l’âge d’or de la piraterie dans les Caraïbes, passage obligé du commerce colonial, les butins de Rackham et ses hommes se composent de vivres, de thé, de tabac et d’épices, d’or et de livres sterling, mais aussi de matelots. Une odyssée maritime en même temps qu’une activité rentable qui affaiblit le prestige de la Couronne. Résolu à mettre un terme aux pillages, sir Nicholas Lawes, le gouverneur de la Jamaïque, se promet d’arrêter l’emblématique forban et sa bande.

Le 21 octobre 1721, le Revenge, qui a jeté l’ancre à quelques encablures de la pointe Negril de l’île, est attaqué par les troupes britanniques. Alors que, vraisemblablement ivres de rhum, les pirates fuient à l’abordage, se réfugiant piteusement dans la soute, sur le pont, les deux femmes résistent une heure durant, exhortant les hommes à venir les rejoindre. En vain. Défaits et arrêtés, les membres d’équipage sont jetés dans les geôles jamaïcaines et condamnés à mort par pendaison.
Se déclarant enceintes, Anne Bonny et Mary Read — qui a eu une liaison avec un charpentier prénommé Matthews — échappent à la sentence conformément à la procédure pleading the belly (plaider le ventre). Mais cette dernière, affaiblie, meurt en prison, des suites de son accouchement ou peut-être de la fièvre jaune.

Quant à Anne, de douze ans sa cadette, elle disparaît sans laisser de traces. Certaines sources affirment qu’elle aurait été sauvée par son père qui, l’ayant retrouvée, aurait obtenu sa libération avant de lui léguer la plantation. Épouse et mère, elle y aurait coulé des jours paisibles en robe de mousseline,...
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