Aline de Romanones, une espionne chez Franco

Elle était l’amie intime de Jackie Kennedy, d’Audrey Hepburn ou encore de la duchesse de Windsor. À New York comme à Madrid, la comtesse de Romanones, née Aline Griffith, cultivait comme personne l’art de recevoir… pour mieux transmettre, en sous-main, des informations sensibles aux services secrets américains. Une vie d’espionne aux accents romanesques qui interroge les historiens. Et si tout était vrai ?

Par Thomas Pernette - 13 octobre 2021, 16h59

 Aline Griffith,comtesse de Quintanillapar son mariage,puis comtessede Romanones,en 1964 à Madrid.
Aline Griffith,comtesse de Quintanillapar son mariage,puis comtessede Romanones,en 1964 à Madrid. © Gianni Ferrari/Cover/Getty Images

Aline Griffith a 20 ans, des yeux de biche et des rêves plein la tête. Originaire du New Jersey, la jeune femme vient de finir ses études et cherche un moyen de rejoindre l’Europe, alors en pleine guerre… sans savoir très bien ce qu’elle pourrait y faire. Car en cette année 1943, qui peut bien avoir besoin d’une gamine inexpérimentée ?

La voici condamnée à jouer les mannequins pour une maison de couture de Manhattan. Une existence superficielle aux antipodes de ses réelles aspirations. Jusqu’au jour où, à la faveur d’un dîner en ville, elle croise la route d’un haut fonctionnaire de l’OSS  — Office of Strategic Services —, la future CIA. L’oie blanche fait bonne impression. Outre son charme, Miss Griffith ne manque pas d’esprit et semble cacher un sacré tempérament. Souhaite-t-elle sincèrement rendre service à son pays et aux Alliés ? Elle est invitée à un entretien secret à Washington. Sans qu’elle ne le sache encore, son existence s’apprête à basculer…

Aline de Romanones et son chien, à Madrid en 1964. © Gianni Ferrari/Cover/Getty ImagesAline de Romanones et son chien, à Madrid en 1964. © Gianni Ferrari/Cover/Getty Images

Ainsi commence L’espionne était en rouge, l’autobiographie de celle qui deviendra, après son mariage, Aline de Romanones, grande d’Espagne, figure incontournable de la jet-set internationale. Une femme flamboyante, amie des puissants, classée sur la liste des socialites les mieux habillées de la planète dès 1962. Pendant plus de 50 ans, la comtesse de Romanones sera de toutes les fêtes, aux côtés d’Elizabeth Taylor comme de la duchesse d’Albe. Ce n’est qu’en 1987 qu’elle se décidera à prendre la plume pour révéler son passé d’agent secret, provoquant un véritable coup de tonnerre dans le gotha !

Affabulatrice pour ses détracteurs, véritable héroïne pour ses soutiens, la folle existence de la comtesse – racontée par elle-même – n’en finit plus d’intriguer, même 35 ans après. Aline Griffith, disparue en 2017, a-t-elle vraiment rempli, au péril de sa vie, les missions à haut risque dont elle a régalé ses lecteurs ? Ou s’est-elle contentée, plus modestement, d’un poste administratif sans grande valeur stratégique ? Interrogée par quelques journalistes soupçonneux, la CIA s’est toujours refusée à tout commentaire.

L'aventure espagnole

Une chose est certaine : la future comtesse fraye avec la haute société madrilène dès 1943. Envoyée dans la capitale espagnole par la Société pétrolière américaine –une simple couverture selon l’intéressée –, elle s’introduit avec une facilité déconcertante dans tous les milieux et notamment les plus brillants. La petite New-Yorkaise devient en quelques mois l’intime des grandes dames, à un moment où Madrid est un nid d’espions, noyauté par les nazis qui espèrent encore que Franco basculera du côté de l’Axe et s’engagera militairement dans le conflit.

Dans cette Espagne où l’on manque de tout sauf de panache, où les dernières fortunes se perdent au jeu et à la corrida, la mission d’Aline Griffith est claire : démasquer un dangereux agent d’Himmler qui pourrait compromettre un débarquement allié dans le sud de l’Europe. Formée de manière intensive dans la première école d’espionnage américaine avant son départ, Tigre –le nom attribué à Aline Griffith par l’OSS – entame une course folle pour débusquer l’agent en question. Quatre suspects figurent sur la liste de Washington dont la comtesse de Romanones a préféré maquiller les noms, dans ses récits, pour ne prendre aucun risque, compliquant encore la tâche de l’historien chargé de démêler le vrai du faux…

Le général Franco et son beau-frère Ramón Serrano-Súñer, sympathisant de l’Allemagne nazie, que la jeune Américaine était chargée de surveiller. © Imagno/Getty ImagesLe général Franco et son beau-frère Ramón Serrano-Súñer, sympathisant de l’Allemagne nazie, que la jeune Américaine était chargée de surveiller. © Imagno/Getty Images

Le premier d’entre eux n’est autre que le beau-frère de Franco, Ramón Serrano-Súñer, ancien ministre, réputé proche de Goering et du Führer. Le prince tchèque Nikolaus Lilienthal, actif dans le rattachement de la Tchécoslovaquie au IIIe Reich, est le second. À moins que l’homme d’Himmler ne soit Josef Hans Lazar, l’attaché de presse de l’ambassade d’Allemagne, ou, plus redoutable encore, une femme : la comtesse von Fürstenberg, une Mexicaine au physique sculptural dont le train de vie luxueux semble financé par la Gestapo…

Et Franco dans tout cela ? Le Caudillo ne semble pas laisser un souvenir impérissable à celle qui fera bientôt partie de l’aristocratie espagnole : "Je n’avais jamais vu Franco avant, et je l’observais pendant que je faisais la queue pour lui serrer la main. Il portait une veste militaire blanche, avec de nombreuses décorations, et un béret rouge. Il était plus petit et plus gros que je ne l’avais imaginé, avec un nez fort, une belle peau lisse et une expression aimable. De près, ce n’était pas le monstre décrit. Il n’était pas charismatique non plus. Dans un groupe d’Espagnols, il serait passé inaperçu, si on n’avait su qu’il était le grand Caudillo."

La messagère de la CIA

Quand elle ne traque pas le mystérieux informateur nazi, Aline Griffith sert de messagère aux services secrets américains. Qui mieux qu’une belle compatriote pour transporter discrètement des documents confidentiels aux quatre coins de la péninsule ibérique sous couvert de tourisme ? Ainsi, en 1944, l’agent Tigre part pour Malaga, munie de microfilms scrupuleusement cachés dans ses bagages. Un homme à l’écharpe blanche est censé l’attendre le lendemain à 14h30 dans la cathédrale de la ville et les réceptionner. En cas d’empêchement, il sera de nouveau sur place à 18h30, puis une dernière fois, le surlendemain, à 14h30.

À Marbella, en 1970, elle salue le prince Rainier III de Monaco tandis que son époux, Luis de Figueroa présente ses hommages à la princesse Grace. © Gianni Ferrari/GettyImagesÀ Marbella, en 1970, elle salue le prince Rainier III de Monaco tandis que son époux, Luis de Figueroa présente ses hommages à la princesse Grace. © Gianni Ferrari/GettyImages

Partie en train couchette, l’espionne est finalement arrêtée par la police franquiste… pour un banal problème de visa ! La voici conduite manu militari au commissariat de Malaga. Les heures passent ; Aline manque les deux premières rencontres. Elle doit à la providence – et à son pouvoir de séduction–, d’échapper à ses geôliers une heure avant l’ultime rendez-vous avec son contact. La mission est un succès.

En Catalogne, quelques mois plus tard, alors qu’elle est chargée de nouveaux documents, elle s’aperçoit qu’elle est suivie. Sautant dans un taxi, elle échappe à ceux qui l’ont pris en filature au terme d’une course-poursuite digne d’un roman policier. Mais c’est de retour à Madrid qu’elle frôle la mort. À l’issue d’une soirée où se presse la haute société, le chauffeur qui la raccompagne change brutalement d’itinéraire. Flairant le piège, Tigre saute du véhicule. L’homme ne s’avoue pas vaincu et abandonne la voiture pour la rattraper. En robe du soir et talons hauts, Aline peine à courir. Elle trébuche, son agresseur fond sur elle. Armée d’un Beretta .25 qu’elle a en permanence dans son sac à main, elle n’a d’autre choix que de tirer. L’homme tombe. Il ne se relèvera plus.

En 1966, à Séville, l’espionne reçoit Jacqueline Kennedy. L’occasion d’entraîner l’ancienne first lady à une corrida avec la duchesse d’Albe. © Rolls Press/Popperfoto/Getty ImagesEn 1966, à Séville, l’espionne reçoit Jacqueline Kennedy. L’occasion d’entraîner l’ancienne first lady à une corrida avec la...

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Directrice de la rédaction

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