Rendre à César ce qui est à César ! Il est des hommes qui s’imposent à l’histoire par leur tonitruance ou leur capacité à s’élever une statue de leur vivant. Le comte de Mirabeau fut de ceux-là au début de la Révolution, de même que le vicomte de Chateaubriand sous la Restauration. Deux contemporains du marquis de Bonnay, qu’il fréquenta, l’un à l’Assemblée nationale, l’autre à la Chambre des pairs, et qu’il combattit avec succès. Et pourtant, qui se souvient de lui ? François Duluc, professeur à Sciences Po Paris et directeur des services du Palais Bourbon, fait émerger une personnalité d’une importance majeure, dont le nom n’est pas même cité dans le Dictionnaire critique de la Révolution française de François Furet et Mona Ozouf, publié en 1988.
Bonnay doit aux femmes sa formation intellectuelle
Pourquoi tant d’opprobre ? Sans doute parce que Bonnay a fait passer son devoir avant son ego. Il n’a pas rédigé de mémoires pour justifier son adhésion aux idéaux révolutionnaires et sa fidélité à la monarchie, et ce double attachement l’a rendu suspect aux fondateurs de la IIIe République et à ses hussards noirs ! La redécouverte des centaines de lettres qu’il a écrites à sa maîtresse, Mme de La Briche, de ses notes de travail avec Louis XVIII et de sa correspondance en tant qu’ambassadeur avec Talleyrand et ses deux amis intimes, le prince de Ligne et le duc de Richelieu, révèle la confiance qu’il a inspirée, tant aux députés de la Constituante qu’aux gouvernements de la Restauration.
Rien n’annonçait chez ce jeune aristocrate originaire du Nivernais, né en 1750, un futur révolutionnaire. Sa formation par les Oratoriens au collège de Juilly a certes développé son sens critique et son ouverture d’esprit. Mais son entrée comme page de la Petite Écurie à la Cour de Louis XV n’augure pas d’un avenir très sérieux. Présenter ses pantoufles au monarque à son lever et le suivre à la messe, monter à cheval, chasser, danser et faire de l’esprit, tout annonce dans ce beau jeune homme un courtisan accompli.

D’autant que la gloire militaire n’est pas au programme après la guerre de Sept Ans, et que son seul horizon est la vie de garnison à Valenciennes où il épouse, à 16 ans, une riche héritière de la noblesse de robe. Son entrée en 1774 dans la prestigieuse compagnie des gardes du corps du roi le ramène à Versailles. Honneurs de la Cour, titre de marquis, proximité avec le roi et Marie-Antoinette, Bonnay sait déjà tout de la douceur de vivre de l’Ancien Régime.

Sa formation intellectuelle, il la doit aux femmes, celles qui règnent sur les salons de la capitale et l’ouvrent aux idées nouvelles des Lumières. Mme d’Épinay, la protectrice de Jean-Jacques Rousseau, sera son initiatrice. Elle a vingt-quatre ans de plus que lui et multiplie les amants. Elle lui présente Mozart, Diderot, d’Alembert, d’Holbach... L’anglomanie est à la mode et Bonnay se passionne pour le roman comique et subversif de Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy.

En 1785, il est chargé d’arrêter, dans la galerie des Glaces, le cardinal de Rohan impliqué dans l’affaire du Collier. Il est alors aux premières loges pour constater la montée des périls qui menacent la monarchie et l’arrogance d’une noblesse aux privilèges de plus en plus archaïques. Il est aussi un adepte du libertinage, dans une société où un mari n’accorde pas plus de trente jours par an à son épouse ! De Mme d’Épinay, il passe à sa belle-sœur Mme d’Houdetot, qui l’encourage à écrire, puis à son autre belle-sœur Mme de La Briche ! Cette dernière, richissime et douée pour le bonheur, sera la femme de sa vie pendant deux ans, et plus de vingt ans par lettres interposées.
Il bénéficie de la confiance du roi Louis XVI
Élu député suppléant de la noblesse du Nivernais aux États généraux de mai 1789, il siège à l’Assemblée dès le 21 juillet. Il a 39 ans, et le courtisan, le séducteur, le brillant esprit se métamorphose en un redoutable animal politique. Le 18 août, un coup d’éclat le propulse au-devant de la scène nationale. Les Journées d’octobre, qui ramènent le roi à Paris et sont marquées par le massacre des gardes du corps, le confirment dans ses positions de conciliateur. Contrairement à la célébrissime formule de Tancrède dans Le Guépard ("Il faut que tout change pour que rien ne change"), Bonnay est convaincu qu’il faut que "tout ne change pas pour que tout ne reste pas comme avant" !

Élu deux fois président de l’Assemblée nationale constituante (il refuse la troisième fois), initiateur de plusieurs textes majeurs, il jouit de la confiance du roi et d’une majorité de députés de droite comme de gauche, tant il a l’art du consensus et l’autorité pour l’imposer. On le surnomme "l’arc-en-ciel", celui qui ramène la sérénité après l’orage ! Lors de la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790, il est le second personnage de l’État et trône au côté de Louis XVI devant plus de 400.000 personnes réunies sur le Champ-de-Mars.

Suspecté de trahison lors de l’arrestation du roi à Varennes, en juin 1791, Bonnay émigre et se met au service du futur Louis XVIII. Ambassadeur à Vienne, il va y vivre ses plus belles années. On y parle français, les belles aristocrates tiennent salon comme à Paris et il fait les cent coups avec le prince de Ligne, grand seigneur libertin, raffiné et cultivé. Bonnay n’a que peu de nouvelles de ses enfants et de sa femme, dont il a divorcé pour protéger ses biens. Sous des aspects austères, sa vie sentimentale est agitée, mais il prend très à cœur la gestion des affaires financières de la Cour en exil et des relations de Louis XVIII avec les puissances étrangères en guerre avec Napoléon. Persuadé que le roi sera rappelé, il exulte lors de la Restauration, "le plus grand miracle depuis le partage de la mer Rouge".
Ambassadeur à Berlin et à Copenhague, pair de France, ennemi des ultras, de Chateaubriand, et conseiller très proche du président du Conseil, le duc de Richelieu, il incarne la fidélité à la monarchie, à condition que le roi règne mais ne gouverne pas. Il refuse toute responsabilité ministérielle, se remarie avec une Irlandaise de quarante ans sa cadette, avec qui il assouvit, entre autres, sa passion de la botanique. Le marquis de Bonnay meurt en 1825, songeant peut-être à Mirabeau qui prétendait mépriser l’histoire, et à qui il avait répondu : "Elle vous le rendra bien." Deux cents ans plus tard, cet ouvrage règle leur dette !
Le marquis de Bonnay. Le père oublie de la Déclaration des droits...
Connectez-vous pour lire la suite Profitez gratuitement d'un nombre limité d'articles premium et d'une sélection de newsletters Un journalisme d’excellence, des contenus exclusifs, telle est la mission de Point de Vue. Chaque article que nous produisons est le fruit d’un travail méticuleux, d’une passion pour l’investigation et d’une volonté de vous apporter des perspectives uniques sur le monde et ses personnalités influentes. Source d’inspiration, notre magazine vous permet de rêver, de vous évader, de vous cultiver grâce à une équipe d’experts et de passionnés, soucieux de porter haut les couleurs de ce magazine qui a fêté ses 80 ans. Votre abonnement, votre confiance, nous permet de continuer cette quête d’excellence, d’envoyer nos journalistes sur le terrain, à la recherche des reportages et des exclusivités qui font la différence tout en garantissant l’indépendance et la qualité de nos écrits. En choisissant de nous rejoindre, vous entrez dans le cercle des amis de Point de Vue et nous vous en remercions. Plus que jamais nous avons à cœur de vous informer avec élégance et rigueur.