Georges de Bologne est le petit-fils d’un huguenot hollandais, installé à la Guadeloupe au milieu du XVIIe siècle. Il est mousquetaire du roi, ce qui implique une appartenance à la noblesse depuis trois générations au moins. L’éloignement des Antilles a sans doute dissuadé le juge d’armes de vérifier plus avant sa généalogie. Georges ajoute quand même à son patronyme le nom de Saint-George – sans "s" – qui ne correspond à aucune terre en France ou en Guadeloupe, mais qui sonne comme celui d’un chevalier de vieille roche.
De retour aux îles en 1738, il épouse Élisabeth Mérican, fille d’un chirurgien du Sud-Ouest, et prend la tête, à Basse-Terre, de deux exploitations sucrières et de plus de 200 esclaves. En France, ses frères sont mousquetaires et ses sœurs mariées à des nobles provinciaux. La troisième, Catherine, apporte à son lignage le grand nom qui lui manquait, celui des Galard de Brassac de Béarn. Famille chevaleresque, celle-ci compte un chambellan de Stanislas Lesczinskszy, ancien roi de Pologne et beau-père de Louis XV, et la fameuse comtesse de Béarn qui acceptera de présenter à la cour Mme du Barry contre remboursement de ses dettes...
Saint-George est repéré par Marie-Antoinette
L’avenir s’annonce radieux et prospère pour Bologne. Sa femme et sa fille résident sur la plantation de Clairefontaine et acceptent qu’il vive sur celle de La Coulisse avec une esclave, Anne Ritondaine, dite Nanon. Le 25 décembre 1745, Nanon accouche d’un fils, Joseph, promis à un destin exceptionnel. Grâce à son père, qui compte bien lui assurer en France, où la condition d’esclave n’existe pas, une carrière digne de sa naissance. Mais en 1747, Bologne blesse à mort dans un duel un planteur voisin. Condamné à la pendaison et ses biens confisqués, il se réfugie en France, où il obtient, en 1749, des lettres de rémission grâce à son réseau familial et à la protection du duc de La Vrillière, ministre de Louis XV.

Par la suite, alors qu’il a fait venir à Paris Nanon et Joseph, il utilise tous les moyens pour intégrer ce dernier à la société nobiliaire parisienne. À 13 ans, Joseph est pensionnaire chez le célèbre maître d’armes Nicolas Texier de La Boëssière, dont il sera le plus brillant élève dans "l’art de donner la mort et d’épargner la vie". En 1761, il entre dans les gendarmes de la garde du roi et, en 1764, il abandonne le nom de sa mère, Ritondaine. Son père ne peut lui transmettre celui de Bologne en raison du Code Noir. Joseph prend alors celui de Saint-George, accompagné du titre de "courtoisie" de chevalier. Doué, outre le fleuret, pour l’équitation, la danse, la natation, le patinage, la musique, le voilà prêt à prendre sa place dans une société où l’être et le paraître se confondent dès lors qu’on en accepte les codes. Son talent exceptionnel d’escrimeur lui vaut d’être cité par tous les spécialistes des XIXe et XXe siècles. Il affronte les plus fines lames de son temps.
Le 9 avril 1787, à la demande du prince de Galles, futur George IV, il est opposé au fameux chevalier d’Éon, ou plutôt à la chevalière... En effet, c’est affublé de trois jupons que l’ancien diplomate et agent secret de Louis XV se présente à son adversaire – et ami. Il a près de 60 ans et sort vainqueur de l’assaut, pour la plus grande gloire de Saint-George qui s’est, semble-t-il, laissé battre de façon très chevaleresque ! Et la marquise de Créquy est alors bien seule pour s’indigner du duel d’un "mulâtre" contre un "vieillard", chevalier de Saint-Louis... Mais c’est aussi en tant que violoniste et compositeur que le chevalier s’illustre brillamment. Là encore, il a reçu les leçons des meilleurs maîtres : Jean-Marie Leclair et François-Joseph Gossec.

Surnommé "l’Inimitable", il est premier violon dans l’orchestre des Amateurs de l’Hôtel de Soubise, directeur musical du Concert spirituel, et il compose avec brio quatuors à cordes, concertos et symphonies concertantes. Remarqué par Marie-Antoinette, il se produit à plusieurs reprises au Petit Trianon. Mais il n’appartient pas à son cercle d’amis, tels le comte de Vaudreuil, le duc de Polignac, le duc de Lauzun ou le baron de Besenval. Il n’a pas été présenté à la Cour, ses origines de noblesse ne l’y autorisent pas, là est le véritable plafond de verre.

La reine le soutient pour le poste de directeur de l’Académie royale de musique, mais le placet des divas Sophie Arnoult et Rosalie Levasseur, arguant que "leur honneur et leur délicatesse" leur interdisent d’obéir à un "mulâtre", lui fera subir la plus grave discrimination de son existence. Louis XVI botte en touche en confiant le poste à l’administration des Menus-Plaisirs de la maison du roi.
Des choix compliqués à faire à la Révolution
Après le décès de son père en 1774, Saint-George perd la pension que ce dernier lui versait. Or il mène grand train, perd beaucoup sur les tables de jeux et entretient une véritable petite cour. Il se met au service du duc d’Orléans et de son épouse secrète, Mme de Montesson, qui lui confie la direction de ses concerts et de son théâtre. Il dirigera même le concert de la Société Olympique fondée par le Grand Orient de France, sans que l’on ait de certitude sur son adhésion à la franc-maçonnerie. Il sera moins heureux dans la composition de pièces chantées en raison de la médiocrité de ses auteurs de livrets.

Musicien brillant, duelliste redouté, gendarme du roi et capitaine des gardes du duc de Chartres, le chevalier n’est pas un bel esprit – il bégaie légèrement – ni un lettré. On ne peut pas tout avoir ! Quant aux femmes, en dépit de sa réputation de libertin, rien n’atteste sa liaison supposée avec la marquise de Montalembert, musicienne accomplie, ou avec la jeune chanteuse Louise Fusil. Celle-ci n’en dit mot dans ses Mémoires, mais évoque en revanche la grande affection de Joseph pour le corniste et épéiste renommé Étienne de Lamotte, et les surnomme Oreste et Pylade tant ils sont inséparables. On n’en saura pas plus... Saint-George est resté célibataire et n’a pas eu de descendance connue.

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